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Lettre à Christopher Tolkien, sons fils, 30 avril 1944

« Je suis quelquefois horrifié à la pensée de la somme de détresse humaine qui existe actuellement dans le monde »

Mon très cher petit,

J’ai décidé de t’envoyer un autre aérogramme, non un airgraph, dans l’espoir de pouvoir ainsi te remonter un peu plus le moral. … Tu me manques vraiment beaucoup, et je trouve vraiment tout cela extrêmement dur à supporter, pour moi-même et pour toi. Le gâchis complet et stupide causé par la guerre, non seulement matériel mais moral et spirituel, est tellement consternant pour ceux qui doivent l’endurer. Et l’a toujours été (malgré les poètes), et le sera toujours (malgré les propagandistes) – non bien sûr qu’il n’ait été, qu’il ne soit et qu’il ne sera nécessaire d’y être confronté dans un monde mauvais. Mais la mémoire humaine est si courte et si éphémères sont ses générations que dans seulement 30 ans environ il y aura peu ou pas de gens à posséder cette expérience directe qui seule touche vraiment le cœur. C’est le chat échaudé qui nous en apprend le plus sur le feu.

Je suis quelquefois horrifié à la pensée de la somme de détresse humaine qui existe actuellement dans le monde entier : les millions de personnes séparées, tourmentées, gaspillant leur vie sans aucun bénéfice – sans parler de la torture, de la douleur, de la mort, du deuil, de l’injustice. Si l’angoisse était visible, pratiquement la totalité de cette planète plongée dans les ténèbres serait enveloppée dans une dense vapeur sombre, cachée à la vue stupéfaite des cieux ! Et les fruits de tout cela seront principalement funestes – d’un point de vue historique. Mais l’aspect historique n’est pas, bien sûr, le seul. Toute chose et tout acte a une valeur en soi, en dehors de ses « causes » et de ses « effets ». Aucun homme ne peut évaluer ce qui est réellement en train de se passer en ce moment sub specie aeternitatis. Tout ce que nous savons, et cela dans une large mesure par l’expérience directe, c’est que le Mal travaille avec un pouvoir étendu et avec un succès perpétuel – en vain : car ne faisant toujours que préparer le sol pour qu’un Bien inattendu y pousse. Il en est ainsi en général, et il en est ainsi dans nos vies. … Mais il reste encore quelque espoir que les choses s’arrangent pour nous, même sur le plan temporel, dans la miséricorde de Dieu. Et bien que nous ayons besoin de tout le courage et le cran humains qui nous sont innés (la vaste somme de courage et d’endurance existant chez l’homme est formidable, tu ne crois pas ?) et de toute notre foi religieuse pour faire face au Mal qui peut nous arriver (comme aux autres, si Dieu le veut), nous pouvons quand même prier et espérer. Ce que je fais. Et tu as été un présent si spécial pour moi, à une période de chagrin et de souffrance morale, et ton amour, se déployant immédiatement, presque au moment où tu es né, m’a prédit comme si tu m’avais parlé que je serais toujours consolé par la certitude que cela ne connaîtra jamais de fin. Il est probable que nous nous retrouverons, sous l’œil de Dieu, « tout entiers et unis », dans peu de temps, très cher petit ; et il est certain que nous avons un lien spécial qui durera au-delà de cette vie – toujours soumis, bien entendu, au mystère du libre arbitre, par lequel l’un comme l’autre nous pourrions rejeter le « salut ». Auquel cas Dieu arrangerait les choses différemment ! …

J’ai donné 2 cours jeudi et ai eu des choses pénibles à régler en ville, et j’étais trop fatigué pour assister à la séance de Lewis. J’espère le voir demain, et lire de nouvelles pages de L’Anneau. Il grandit et pousse encore (j’y ai passé une journée entière hier, au détriment de nombreuses choses) et se déploie de manière inattendue. Jusqu’à présent, dans les nouveaux chapitres, Frodo et Sam ont traversé Sarn Gebir, descendu la falaise, rencontré et temporairement domestiqué Gollum. Ils ont, guidés par lui, traversé les Marais des Morts et les monticules de scories du Mordor, sont restés tapis à l’extérieur des portes principales, ont vu qu’elles étaient infranchissables, et se sont mis en route pour une entrée plus discrète près de Minas Morgul (anciennement M[inas] Ithil). Cela se révélera être le funeste Kirith Ungol et Gollum jouera double jeu. Mais présentement ils sont en Ithilien (qui s’avère être une terre charmante) ; un ragoût de lapin a causé beaucoup de tracas ; et ils ont été capturés par les Gondoriens, et ont été témoins de leur embuscade contre une armée de Boucanieux (des hommes sombres du Sud) venue en aide au Mordor. Un gros éléphant de taille préhistorique, un éléphant de guerre des Boucanieux est devenu fou, et Sam a réalisé un très ancien désir : voir un Oliphant, animal qui faisait l’objet d’une comptine hobbite (bien qu’on le supposât communément mythique). Dans le chapitre suivant, ils parviendront à Kirith Ungol et Frodo se fera capturer. Voici les vers cités par Sam : « Aussi gris qu’une souris, / Aussi grand qu’une maison, / Le nez tel un serpent, / Je fais vibrer la terra, | Lorsqu’à pas lourds j’avance à travers les herbes ; / Les arbres se fendent à mon passage. / Des cornes dans la bouche / Je vis dans le Sud, / Battant de mes grandes oreilles. / Depuis la nuit des temps / Je tourne en rond lourdement, / Jamais je ne m’étends par terre, / Pas même pour mourir. / Je suis un Oliphant, / Le plus grand de tous, / Grand, énorme et âgé. / Si jamais tu me rencontrais, / Jamais tu ne m’oublierais. / Si tu ne me rencontres jamais / Tu penseras que je ne suis pas vrai ; / Je suis pourtant le vieil Oliphant, / Et jamais je ne mens. » J’espère que cela sonne comme une « comptine ». Dans l’ensemble Sam se comporte bien et est à la hauteur de sa réputation. Il traite Gollum d’une manière assez comparable à celle d’Ariel envers Caliban. …

Nous ne pouvons maintenant être reliés que par ce pauvre bout de papier ! Mais puisse-t-il t’arriver vite et sans encombre. Si seulement il pouvait être écrit en Runes d’un art supérieur à celui de Celebrimbor de Houssaye, brillant comme l’argent, remplies des visions et horizons qui s’ouvrent dans mon esprit. Bien que je n’aie sans toi personne avec qui partager mes pensées. J’ai commencé au tout début à écrire « l’H. des Gnomes » dans des baraquements militaires bondés, remplis du son des gramophones – et te voilà maintenant dans la même prison. Puisses-tu, toi aussi, en réchapper – plus fort. Prends soin de toi, en ton âme et ton corps, de toutes les façons possibles et adéquates, pour l’amour que tu portes à ton Père.