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Lettre à Christopher Bretherton, un lecteur, 16 juillet 1964

« au moment où Bilbo le Hobbit est apparu (1937), cette « matière des Jours Anciens »  était sous une forme cohérente. Bilbo le Hobbit ne devait rien avoir à faire avec elle. »

Cher Bretherton,

Recevoir le 14 juillet une réponse à une lettre postée seulement le 10 est de l’ouvrage rapide, même dans des conditions postales normales. Je ne considère pas le fait de taper ses lettres comme un manque de courtoisie. En tout cas, je les tape d’ordinaire, puisque ma « main » tend à bien partir avant de rapidement sombrer dans l’originale illisibilité. Et j’aime également les machines à écrire ; mon rêve serait de me retrouver soudain suffisamment riche pour me faire construire une machine électrique selon mes indications, pour taper avec l’écriture fëanorienne … J’ai tapé Bilbo le Hobbit à la machine – et l’ensemble du Seigneur des Anneaux par deux fois (voire plusieurs fois pour plusieurs passages) sur mon lit dans un grenier de Manor Road. Pendant ces jours sombres qui ont séparé la perte de ma grande maison dans le nord d’Oxford, que je ne pouvais plus payer, et ma brève élévation à la dignité de locataire d’une vieille maison de college dans Holywell.

Que est devenu un enfer dès que les restrictions liées à l’essence ont disparu. Mais Headington n’est pas une oasis de paix. Sandfield Road était une impasse lorsque j’y suis arrivé, mais fut bientôt ouverte à son autre extrémité, pour devenir un raccourci officieux pour les camions, avant que Headley Way ne fût achevée. C’est à présent un parking pour le terrain [de l’équipe] d’« Oxford United », de l’autre côté. Tandis que les habitants eux-mêmes font tout le bruit que la radio, la télé, les chiens, les scooters, les motocyclettes et les voitures de toutes tailles sauf petites peuvent produire, depuis tôt le matin juqu’à 2 h le lendemain. Par-dessus cela, à trois portes d’ici vit le membre d’un groupe de jeunes gens qui se destinent visiblement à devenir un groupe de Beatles. Les jours où c’est son tour d’héberger une séance de répétitions, le bruit est indescriptible …

En ce qui concerne votre question. Ce n’est pas facile d’y répondre, à moins d’écrire une autobiographie. J’ai commencé à construire des langues dès ma prime enfance : je suis avant tout un philologue scientifique. Mes intérêts étaient, et demeurent, principalement scientifiques. Mais je m’intéressais aussi aux contes traditionnels (en particulier ceux qui concernent les dragons) ; et à l’écriture (non à la lecture) de poèmes et de constructions métriques. Ces deux choses ont commencé à aller dans le même sens lorsque j’étais étudiant, au grand désespoir de mes tutors et aux dépens presque fatals de ma carrière. Car alors que j’étais officiellement inscrit en « lettres classiques », j’ai fait la connaissance de langues habituellement peu étudiées par l’Anglais moderne, possédant chacune une esthétique phonétique fortement individualisée : le gallois, le finnois, et des restes de gotique du IV siècle. Le finnois m’a également apporté des aperçus d’un univers mythologique totalement différent.

La source de ma tentative d’écrire personnellement des légendes correspondant à mes langues privées se trouve dans le conte tragique de Kullervo l’infortuné, dans le Kalevala finnois. C’est resté une matière essentielle des légendes du Premier Âge (que j’espère publier sous le titre Le Silmarillion), même si, sous le nom des « Enfants de Húrin », il est entièrement modifié à l’exception de la fin tragique. Le second moment fut l’écriture, « tirée de mon esprit », de la « Chute de Gondolin », l’histoire d’Idril et Earendel (Le Seigneur des Anneaux, Appendix A I (i)), pendant une permission pour maladie en 1917 ; et par la version originale du « Conte de Lúthien Tinúviel et de Beren », plus tard cette même année. Celui-ci a pour origine un petit bois possédant un magnifique sous-bois de « ciguës » (on trouvait certainement aussi beaucoup d’autres plantes de la même famille) près de Roos en Holderness, où je passais quelque temps dans la garnison Humber. J’ai continué cette construction après m’être échappé de l’armée : brièvement à Oxford, alors que j’étais employé dans l’équipe du grand Dictionnaire, encore inachevé ; puis je suis allé à l’université de Leeds, entre 1920 et 1926. À O[xford] j’ai écrit un mythe cosmogonique, « La Musique des Ainur », définissant la relation de l’Unique, le Créateur transcendental, avec les Valar, les « Puissances », les Premiers créés angéliques, et le rôle qu’ils ont joué dans l’arrangement et la réalisation du Dessein Premier. On y raconte également comment Eru, l’Unique, fit un ajout à ce Dessein : introduisant les thèmes des Eruhîn de Dieu, les Premiers-Nés (les Elfes) et les Successeurs (les Hommes), que les Valar avaient l’interdiction de tenter de dominer par la peur ou par la force. À cette époque j’ai également commencé à inventer des alphabets. J’ai essayé à Leeds de traiter cette matière dans un style élevé et sérieux, et ai beaucoup écrit en vers. (La première version de la chanson de Grands-Pas concernant Lúthien, maintenant incluse en Livre 1, chap. 11 a paru pour la première fois dans le magazine de l’univ[ersité] de Leeds ; mais le récit dans son entier, tel qu’Aragorn l’esquisse, fut écrit dans un très long poème, jusqu’à ligne 17 (« son père »).

Je suis rentré à Oxford en janvier 1926, et au moment où Bilbo le Hobbit est apparu (1937), cette « matière des Jours Anciens »  était sous une forme cohérente. Bilbo le Hobbit ne devait rien avoir à faire avec elle. J’avais l’habitude, lorsque mes enfants étaient encore petits, d’inventer et raconter, parfois d’écrire, des « histoires pour enfants » destinées à leur divertissement privé – conformes aux idées que j’avais alors, et que beaucoup ont encore, sur ce que doivent être ces histoires dans leur style et leur persepctive. Aucune n’a été publiée. Bilbo le Hobbit devait être l’une d’entre elles. Qui n’avait aucun rapport fort avec la « mythologie », mais a bien sûr été attirée vers cette construction qui dominait dans mon esprit, ce qui eut pour résultat de rendre ce récit plus ample et plus héroïque au fil de son déroulement. Même ainsi, on pouvait le considérer de manière isolée, à l’exception des références (non nécessaires, bien qu’elles donnent une impression de profondeur historique) à la Chute de Gondolin (chap. 3), aux branches du peuple des Elfes (chap. 8) ainsi qu’à la querelle entre le Roi Thingol, le père de Lúthien, et les Nains (chap. 8).

Bilbo le Hobbit vit le jour et me mit en relation avec A[llen] & U[nwin] de manière fortuite. Personne ne connaissait cette histoire à l’exception de mes enfants et de mon ami C.S. Lewis ; mais je l’ai prêtée à la Mère Supérieure de Cherwell Edge pour la divertir pendant qu’elle se remettait de la grippe. Elle a ainsi été portée à la connaissance d’une jeune femme, une étudiante résidant dans cette demeure ou bien une amie d’une étudiante, qui travaillait chez A[llen] & U[nwin]. Elle arriva ainsi entre les mains de Stanley Unwin, qui en fit l’essai sur son jeune fils, Rayner, alors petit garçon. Elle fut donc publiée. Puis je leur ai proposé les légendes des Jours Anciens, mais leurs lecteurs les ont refusées. Ils voulaient une suite. Mais moi je voulais des légendes héroïques et un romance de style éléve. Le résultat fut Le Seigneur des Anneaux

L’anneau magique était manifestement ce qui dans Bilbo le Hobbit pouvait faire le lien avec ma mythologie. Pour être le fardeau dans une vaste histoire, il doit être d’une suprême importance. J’ai alors établi un rapport entre lui et la référence (à l’origine) anodine faite au Nécromancien (fin du chap. 6 et chap. 19), dont la fonction allait à peine plus loin que de motiver le départ de Gandalf, qui laisse Bilbo et les Nains se débrouiller tout seuls, ce qui était nécessaire dans le récit. De Bilbo provient aussi du matériau pour les Nains, Durin leur premier ancêtre, et la Moria ; ainsi qu’Elrond. Le passage du chap. 3 le reliant aux Demi-Elfes de la mythologie était un heureux hasard, dû à la difficulté qu’il y a à inventer sans cesse de bons noms pour les nouveaux personnages. Je lui ai donné le nom d’Elrond à la légère, mais comme cela provenait de ma mythologie (Elros et Elrond, les deux fils d’Eärendel), j’ai fait de lui un Demi-Elfe. Ce n’est que dans Le Seigneur des Anneaux qu’il se confond avec le fils d’Eärendel, et donc avec l’arrière-petit-fils de Lúthien et de Beren, une grande puissance et un Porteur d’un Anneau.

Une autre ingrédient, pas encore mentionné, est aussi entré en jeu dans le besoin que j’avais de donner une fonction importante à Grande-Pas/Aragorn. Ce que je pourrais appeler mon obsession de l’Atlantide. Cette légende, ou ce mythe, ou ce souvenir confus de l’Histoire ancienne m’a toujours troublé. Dans mon sommeil, je faisais le rêve horrible d’une Vague inexorable, sortant d’une mer tranquille ou bien s’avançant menaçante sur les vertes terres. Il se produit encore à l’occasion, bien qu’il ait désormis été exorcisé par le fait d’écrire à ce sujet. Il se termine toujours par une défaite, et je me réveille en suffoquant comme sorti de l’eau profonde. J’ai à plusieurs reprises dessiné ou écrit de mauvais poèmes à ce propos. Lorsque C.S. Lewis et moi avons tiré au sort, et qu’il fut décidé qu’il écrirait un voyage dans l’espace et moi un voyage dans le temps, j’ai commencé un livre avorté, un voyage dans le temps qui était censé s’achever avec la submersion de l’Atlantide, à laquelle devait assister mon héros. L’Atlantide devait s’appeler Númenor, le Pays de l’Ouest. Le fil directeur devait être la réapparition de temps à auter dans les familles d’humains (comme Durin chez les Nains) d’un père et d’un fils portant des noms que l’on peut interpréter comme Ami de la félicité et Ami des Elfes. On comprend à la fin que ceux-ci, au sens désormais obscur, réfèrent au contexte de l’Atlantide-Númenor et signifient « celui qui est loyal envers les Valar, se satisfait de la félicité et de la prospérité dans les limites autorisées », et « celui qui est loyal dans son amitié avec les Hauts-Elfes ». Le récit commençait par une relation forte entre un père et son fils, Edwin et Elwin, dans le présent, et était censé remonter jusqu’en des temps légendaires par l’intermédiaire d’un Eädwine et d’un Ælfwine, aux environs de 918, d’Audouin et Alboin venant d’une légende lombarde, et jusqu’aux traditions de la Mer du Nord concernant l’arrivée par bateau des héros de la culture et du blé, ancêtres de lignées royales (et de leur départ dans des navires funéraires). Un de ceux-là, un Sheaf, ou Shield Sheafing, peut en fait être identifié comme l’un des ancêtres éloignés de notre Reine actuelle. Dans mon récit, nous devions finalement en arriver à Amandil et Elendil, chefs du parti loyaliste à Númenor, lorsque l’île est tombée sous la coupe de Sauron. Elendil, « Ami des Elfes », fut le fondateur des Royaumes Exilés d’Arnor et du Gondor. Mais je me suis aperçu que mon intérêt, véritable résidait seulement dans la partie la plus ancienne, l’Akallabêth ou Atalantie* (« Chute » en númenóréen ou en quenya), et j’ai donc mis en relation tout ce que j’avais écrit sur les légendes de Númenor, à l’origine indépendantes, avec la mythologie principale.

Bon, voilà pour vous. J’espère que cela ne vous ennuie pas …

[Sur son emploi du nom Gamegie :] Tout a commencé pendant des vacances il y a près de 30 ans de cela, à Lamorna Cove (alors sauvage et pratiquement inaccessible). Il y avait une étrange figure locale, un vieil homme qui faisait commerce de ragots, de dictons sur le temps, et autres choses similaires. Pour amuser mes garçons, je l’ai appelé Gamegie l’Ancien, et ce nom devint partie intégrante de la tradition familiale : attribuer ce nom à de vieux bonshommes de cette espèce. Je commençais Bilbo le Hobbit à cette époque. Le choix de Gamegie a été déterminé avant tout par l’allitération ; mais je ne l’ai pas inventé. Je l’ai puisé dans un souvenir d’enfance, comme mot ou nom comique. C’est en fait le nom qui désignait quand j’étais petit (à Birmingham) la « ouate ». (D’où l’association des Gamegie avec les Chaumine. Je ne savais rien de son origine. …

J’espère que vous n’êtes pas consterné par ces bribes de « recherche » ou « d’auto-recherche ». C’est une terrible tentation, surtout pour un pédant comme moi. J’ai bien peur de m’y être adonné presque exclusivement pour mon propre plaisir – en suspendant, quelle bénédiction, les lettres. (Je me hâte de le dire, pas comme la vôtre : de celles-là, je n’en reçois que très peu). Temps que j’aurais dû employer à avancer dans Sire Gauvain.

J’ai vécu quelque temps dans une rue plutôt miteuse (qui portait bien son nom de Duchess) à Edgbaston, B[irmingham] ; elle donnait dans une rue encore plus miteuse, Beaufort. Je ne la mentionne que parce que dans cette rue se trouvait une maison, occupée en des jours plus heureux, par M. Shorthouse, un fabriquant d’acide, possédant (je le crois) un rapport avec les quakers. Lui, simple amateur (comme moi) sans aucune situation dans le monde littéraire, produisit soudain un long livre, qui était étrange, passionnant et discutable – ou paraissait tel à l’époque, peu de personnes le trouvant lisible aujourd’hui. Il a lentement pris, finissant par devenir un best-seller et l’objet de discussion publique jusqu’au Premier Ministre. C’était John Inglesant. M. Shorthouse est devenu très étrange, très Non Brummagem, pour ne pas dire NonAnglais. Il paraissait s’imaginer être une réincarnation de quelque Italien de la Renaissance et s’habillait en conséquence. Et ses opinions religieuses, si elles ne l’ont jamais conduit jusqu’au stade de la démence, le catholicism de l’Église romaine, ont pris une teinte catholique. Je crois qu’il n’a pas continué à écrire, mais a gâché le restant de sa vie à tenter d’expliquer ce qu’il avait voulu et ce qu’il n’avait pas voulu dire dans John Inglesant. (Ce qu’il est advenu des bonbonnes d’acide, je n’en sais rien). J’ai toujours essayé de le prendre comme un avertissement mélancolique, et de continuer à veiller à mes bonbonnes professionnelles, et de ne pas cesser d’écrire. Mais comme vous le constatez, j’oublie parfois cette sagesse. Mais non à la pensée pleine de bon sens (qu’illustre également l’histoire de ce Shorthouse) de l’inconstance du Public. Il est étrange que Sir Stanley, dont vous citez l’ouvrage Truth about Publishing, soit la personne dont je m’inquiète souvent le plus. Son approbation me ravit ; mais je prends cela comme un peu de soleil sur mon petit champ de foin, une faveur toute particulière et qui tombe très bien ; mais j’ai tendance à suivre Gandalf, qui dit : « Nous ne pouvons maîtriser, ni prédire, toutes les marées du monde. Quel temps est à venir, nous ne pouvons le savoir ni le régler. »

Oui, C.S. Lewis fut mon ami le plus proche entre 1927 et 1940, et m’est resté très cher. Sa mort fut un coup cruel. Mais en fait nous nous sommes vus de moins en moins à partir du moment où il est tombé essentiellement sous l’influence de Charles Williams ; et encore moins après son très étrange mariage. … J’ai lu Le Retour de pèlerin sous forme manuscrite. Je n’ai jamais été capable d’apprécier Pickwick. Aujourd’hui, je trouve que Le Seigneur des Anneaux a « de bons passages ». Je dois m’arrêter à présent en m’excusant vivement pour mon bavardage : j’espère toutefois que certains « passages » sont intéressants.

 

* C’est un curieux hasard que le radical √talat, utilisé en q[uenya] dans le sens de « glissant, chutant », dont atalantie est une formation nominale normale (en q[uenya]), ressemble tant à Atlantide.