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Lettre à Eileen Elgar, septembre 1963

« Je ne crois pas que l’échec de Frodo ait été un échec moral. Au dernier moment, la pression exercée par l’Anneau devait atteindre son paroxysme — impossible aurais-je dû dire, pour quiconque de résister »

Très peu de gens (en fait, à l’heure actuelle, seulement votre lettre et une autre) ont noté ou commenté « l’échec » de Frodo. C’est un point très important.

Du point de vue du conteur, les événements de la Montagne du Destin découlent simplement de la logique du récit qui mène à ce point. Ils n’ont pas été préparés de manière intentionnelle, ni prévus avant qu’ils ne se produisent.* Mais d’une part il est devenu finalement assez clair que Frodo, après tout ce qui s’était passé, serait incapable de détruire volontairement l’Anneau. Réfléchissant à cette solution après y être parvenu (comme un simple événement), j’ai le sentiment qu’elle est centrale pour l’ensemble de la «  théorie » sur la noblesse et l’héroïsme véritables qui est présentée.

Frodo a effectivement « échoué » en tant que héros, tel que le conçoivent les gens simples : il n’a pas résisté jusqu’à la fin ; il a renoncé, lâché prise. Je ne dis pas « gens simples » avec mépris : ils voient souvent clairement la simple vérité et l’idéal absolu vers lequel il faut diriger l’effort, même s’il est inaccessible. Leur faiblesse, toute-fois, est double. Ils ne perçoivent pas la complexité d’une situation donnée située dans le Temps, dans lequel est pris un idéal absolu. Ils ont tendance à oublier cet élément étrange dans notre Monde, que nous appelons Pitié ou Miséricorde, qui est également un impératif absolu du jugement moral (puisqu’elle est présente dans la nature Divine). Dans son exercice le plus noble, elle appartient à Dieu. Chez les juges finis au savoir imparfait, elle doit amener à recourir à deux échelles différentes de « moralité ». À nous-même, nous devons confronter l’idéal absolu sans aucun compromis, car nous ne connaissons pas les limites de notre propre force naturelle (+ de la grâce) et si nous ne visons pas le plus haut, nous passerons certainement bien loin du maximum que nous pourrions réaliser. Aux autres, en tout cas sur qui nous savons suffisamment pour former un jugement, nous devons appliquer une échelle tempérée par la « miséricorde » : à savoir, puisque nous pouvons le faire avec bonne volonté sans les préjugés inévitables dans les jugements portés sur nous-même, nous devons estimer les limites de la force d’autrui et les comparer à la force de circonstances particulières.**

Je ne crois pas que l’échec de Frodo ait été un échec moral. Au dernier moment, la pression exercée par l’Anneau devait atteindre son paroxysme – impossible, aurais-je dû dire, pour quiconque de résister, encore moins après l’avoir longtemps possédé, après des mois de tourments croissants, et alors qu’il était épuisé et affamé. Frodo avait fait ce qu’il pouvait et s’était donné totalement (comme instrument de la Providence), et avait créé une situation dans laquelle l’objectif de sa quête pouvait être atteint. Son humilité (qu’il avait manifestée dès le début) et ses souffrances ont été récompensées avec justice par les plus grands honneurs ; et son exercice de la patience et de la miséricorde envers Gollum lui a valu la Miséricorde ; son échec a été corrigé.

Nous sommes des créatures finies, avec des limitations absolues quant aux pouvoirs d’endurance de notre corps et notre âme, soit dans l’action soit dans la résistance. On ne peut parler d’échec moral, il me semble, que lorsque l’effort ou la résistance d’un homme sont bien en deçà de ses limites, et le blâme diminue d’autant plus que l’on s’approche de cette limite.*** On peut toutefois observer, je crois, dans l’Histoire et dans notre expérience, que certains individus semblent être placés dans des situations « sacrificielles » : des situations ou des tâches qui pour effectuer leur résolution exigent des pouvoirs dépassant leurs ultimes limites, et même au-delà de toute limite possible pour une créature incarnée dans ce monde physique – dans lequel un corps peut être détruit, ou tellement méhaigné que l’esprit et la volonté en sont affectés. Le jugement, dans un tel cas, devrait donc dépendre des intentions et des dispositions dans lesquelles l’individu a débuté ; et comparer ses actions au maximum que ses pouvoirs lui autorisent, tout au long du chemin qui mène au point de rupture, quel qu’il soit.

Frodo a entrepris cette quête par amour – pour sauver le monde qu’il connaissait du désastre, à ses propres dépens, s’il le pouvait ; et aussi dans un esprit d’humilité totale, reconnaissant qu’il n’était absolument pas fait pour cette tâche. Son véritable contrat était seulement de faire ce qu’il pouvait, de tâcher de trouver un chemin, et d’aller aussi loin sur ce chemin que l’y autorisait la force de son esprit et de son corps. Ce qu’il a fait. Personnellement je ne conçois pas le fait que son esprit et sa volonté aient cassé sous une pression démoniaque associée à  la souffrance, comme un échec moral plus que si son corps s’était cassé – par exemple, étranglé par Gollum ou écrasé par la chute d’un rocher.

Il apparaît que tel est bien le jugement de Gandalf et d’Aragorn et de tous ceux qui ont appris le récit complet de son voyage. Assurément, Frodo n’aurait rien caché ! Mais comment lui-même ressentait les événements, c’est une autre histoire.

Il paraît n’avoir pas ressenti de culpabilité tout d’abord (Livre 6, chap. 3) ; il a retrouvé la raison et la paix. Mais il a ensuite pensé au fait qu’il avait donné sa vie en sacrifice : il s’attendait à mourir très bientôt. Mais il n’est pas mort, et l’on peut constater comment le trouble grandit en lui. Arwen a été la première à en constater les signes, et lui a donné son joyau pour le réconforter, en réfléchissant à un moyen de le soigner.**** Il s’efface lentement « du tableau », parlant et agissant de moins en moins. Il est à mon avis clair, lorsqu’un lecteur attentif y réfléchit, que lorsqu’il entra dans une période difficile et qu’il eut conscience d’avoir été « blessé par poignard, piqûre et dent, et par un long fardeau » (Livre 6, chap. 7), ce n’étaient pas seulement des souvenirs cauchemardesques des horreurs passées qui l’affectaient, mais également des reproches irraisonnés qu’il s’adressait : il se voyait, lui et tout ce qu’il avait fait, comme un échec et un ratage. « Même si j’arrive [en] Comté, elle ne paraîtra plus la même ; car je ne serai pas le même. » C’était en fait une tentation venue des Ténèbres, un dernier éclat d’orgueil : le désir qu’il avait de rentrer en « héros », ne se satisfaisant pas d’être un simple instrument du Bien. Et mêlé avec une autre tentation, plus sombre et toutefois (en un sens) davantage méritée, car quelle que soit la manière dont on peut l’expliquer, il n’avait en fait pas rejeté l’Anneau dans un acte volontaire : il était susceptible de regretter sa destruction, et de toujours le désirer. « Il a disparu à jamais … et maintenant tout est sombre et vide », dit-il en sortant de sa maladie, en 1420.

« Hélas ! il est des blessures que l’on ne peut entièrement guérir », dit Gandalf (Livre 6, chap. 7) – pas en Terre du Milieu. Frodo fut envoyé, ou autorisé à passer la Mer pour être soigné – si cela était possible, avant sa mort. Il devait finalement « partir » : aucun mortel ne pouvait, ou ne peut, résider sur terre pour toujours, ou dans le Temps. Sa traversée était donc à la fois un purgatoire et une récompense, pour un temps : une période de réflexion et de paix, et pour acquérir une compréhension plus exacte de sa situation dans le mesquin et le grandiose, période toujours passée dans le Temps au milieu de la beauté naturelle d’« Arda Immarrie », la Terre qui n’a pas été souillée par le Mal.

Bilbo est parti également. Sans aucun doute, pour achever le plan dû à Gandalf en personne. Celui-ci avait une grande affection pour Bilbo, remontant à l’enfance du Hobbit. Sa compagnie était vraiment nécessaire au bien-être de Frodo – il est difficile d’imaginer un Hobbit, même passé par les expériences qu’avait connues Frodo, être vraiment heureux même dans un paradis terrestre sans un compagnon de sa propre espèce, et Bilbo était la personne que Frodo aimait le plus (cf. Livre 6, chap. 6). Mais Bilbo avait également besoin de cette faveur, et il la méritait pour lui-même. Il portait encore la marque de l’Anneau, qui avait besoin d’être définitivement enlevée : un reste d’orgueil et de possessivité. Bien sûr il était âgé et son esprit un peu confus, mais c’est encore un signe de la « marque noire » lorsqu’il demande à Fondcombe (Livre 6, chap. 6) : « qu’est-il advenu de mon anneau, que tu avais emporté, Frodo ? » ; et lorsqu’on lui rappelle ce qui s’est passé, sa réponse spontanée est : « Quel dommage ! … J’aurais aimé le revoir. » Quant à une récompense pour son rôle, difficile d’estimer que sa vie se serait réalisée totalement sans qu’il fasse l’expérience de la « pure Elfitude » et qu’il ait la possibilité d’entendre les légendes et les histoires complètes dont les fragments l’avaient tellement enchanté.

Il est naturellement clair que ce plan avait en fait été établi et concerté (par Arwen, Gandalf et d’autres) avant qu’Arwen ne parle. Mais Frodo ne l’a pas tout de suite compris ; ses implications allaient être lentement comprises, en y réfléchissant. Un tel voyage devait de prime abord sembler une chose qu’il ne fallait pas obligatoirement redouter, et même plutôt comme une chose qu’il fallait souhaiter – tant qu’elle demeurait sans date précise, et pouvait être retardée. Son désir véritable était celui d’un Hobbit (et d’un humain) : simplement « d’être lui-même » de nouveau et de retrouver la bonne vieille vie qui s’était interrompue. Mais déjà en rentrant de Fondcombe, il a soudain compris que ce n’était pas possible pour lui. D’où son cri : « Où trouverai-je le repos ? » Il connaissait la réponse, et Gandalf n’a pas répondu. Quant à Bilbo, il est probable que Frodo n’ait pas tout de suite compris ce qu’entendait Arwen par : « il ne veut plus faire aucun long voyage, hormis un seul ». En tout cas, il n’a pas associé cela à son propre cas. Quand Arwen lui a parlé (T.A. 3019), il était encore jeune, ayant à peine 51 ans, et Bilbo 78 an de plus. Mais à Fondcombe, il en est venu à comprendre plus clairement les choses. Les conversations qu’il a eues ne sont pas rapportées, mais on en apprend suffisamment dans l’adieu que lui adresse Elrond (Livre 6, chap. 6). Dès le début de sa première crise (le 5 octobre 3019), Frodo a dû penser à « prendre la mer » même s’il renâclait à prendre une décision définitive – partir avec Bilbo, ou même partir. Ce fut certainement après sa cruelle maladie de mars 3020 qu’il se décida.

Sam est fait pour être aimé et être moqué. Certains lecteurs sont irrités par lui, et même rendus furieux. Je puis très bien le comprendre. Tous les Hobbits me font par moments le même effet, bien que je demeure très attaché à eux. Mais Sam peut être très « fatigant ». Il est plus représentatif des Hobbits qu’aucun de ceux que nous avons l’occasion de beaucoup connaître ; et il possède par conséquent une plus forte dose de cette qualité que même certains Hobbits trouvent parfois difficile à supporter : une vulgarité – je n’entends pas par là un simple côté « terre à terre » -, une myopie mentale fière d’elle-même, une suffisance (à des degrés divers) et une crânerie, et une propension à mesurer et résumer toute chose à partir d’une expérience limitée, en grande partie conservée dans une « sagesse » traditionnelle très sentencieuse. Les Hobbits exceptionnels ne se rencontrent qu’en cercle restreint – ceux qui ont reçu une grâce ou un don : une vision de la beauté, une admiration des choses plus nobles qu’eux, en conflit avec leur autosatisfaction rustique. Imaginez Sam s’il n’avait pas été éduqué par Bilbo ni fasciné par les choses elfiques ! Pas difficile. La Famille Chaumine et l’Ancien, lorsque les « Voyageurs » sont de retour, en donnent un aperçu éloquent.

Sam était crâneur, et au fond de lui un peu vaniteux ; mais sa vanité s’était transformée par sa dévotion envers Frodo. Il ne se voyait pas comme héroïque ou même brave, ou admirable à quelque égard – sauf dans le service de son maître et dans sa loyauté. Ce qui comportait une dose (sans doute inévitable) d’orgueil et de possessivité : il est difficile d’éviter cela dans la dévotion de ceux qui servent de cette manière. En tout cas, cela l’a empêché de comprendre totalement le maître qu’il aimait, et de l’accompagner dans son éducation progressive débouchant sur la capacité pleine de noblesse de servir le non-aimable et de percevoir le Bien non réalisé chez le corrompu. Très clairement, il n’a pas totalement compris les intentions de Frodo ou sa détresse lors de l’incident du Lac Interdit. S’il avait mieux compris ce qui se passait entre Frodo et Gollum, les choses auraient pu tourner autrement à la fin. Le moment le plus tragique du Récit vient peut-être, pour moi,  (Livre 4, chap. 8) lorsque Sam ne parvient pas à remarquer le complet changement du ton et de l’apparence de Gollum. « Rien, rien, répondit doucement Gollum. Gentil Maître ! » Son repentir est anéanti et toute la pitié de Frodo est (en un sens) gâchée.***** Plus moyen d’échapper à l’antre d’Arachne.

Cela est bien sûr dû à la « logique de l’histoire ». Sam aurait difficilement pu agir autrement. (Il a vraiment fini par atteindre le stade de la pitié (Livre 6, chap. 3) mais trop tard pour le bien de Gollum.) Si l’avait fait, qu’aurait-il donc bien pu se passer ? Le cours de leur incursion en Mordor et les épreuves pour attteindre la Montagne du Destin auraient été différents, tout comme la fin. L’intérêt se serait déplacé sur Gollum, je pense, et la lutte qui aurait eu lieu aurait été entre son repentir et son amour nouveau d’une part, et l’Anneau d’autre part. Même si l’amour s’était affirmé de jour en jour, il n’aurait pu contester sa supériorité à l’Anneau. Je pense que d’une manière étrangement tordue et pathétique, Gollum aurait tenté (peut-être sans intention consciente) de satisfaire les deux. Il aurait certainement, à un moment donné, peu avant la fin, volé l’Anneau ou bien l’aurait pris de force (ce qu’il fait effectivement dans le Récit). Mais la « possession » une fois satisfaite, je crois qu’il se serait sacrifié pour le bien de Frodo et qu’il se serait volontairement jeté dans le gouffre de feu.

À mon avis, un effet de sa régénération partielle grâce à l’amour aurait été de gagner une vision plus claire lorsqu’il aurait revendiqué l’Anneau. Il aurait perçu le Mal en Sauron et compris de manière soudaine qu’il ne pouvait utiliser l’Anneau et ne possédait pas la force ni la stature pour le garder en dépit de Sauron : la seule manière de le garder et de nuire à Sauron aurait été de détruire l’Anneau avec lui-même – et en un éclair, il aurait pu saisir que cela aurait aussi été la meilleure manière de servir Frodo. Dans le récit, c’est en fait Frodo qui prend l’Anneau et le revendique, et il aurait certainement eu lui aussi une claire vision – mais il n’en a pas eu le temps : Gollum l’a immédiatement attaqué. Lorsque Sauron a pris conscience que l’Anneau était pris, son seul espoir reposait dans le pouvoir de celui-ci : que celui qui le revendiquait serait incapable d’y renoncer avant que Sauron ait le temps de s’occuper de lui. Frodo aussi aurait probablement, s’il n’avait pas été attaqué, eu à faire la même chose : se jeter avec l’Anneau dans le gouffre. Sinon, il aurait bien sûr totalement échoué. Voilà un problème intéressant : comment Sauron aurait-il agi ou comment aurait résisté le détenteur de l’Anneau ? Sauron a immédiatement envoyé les Spectres de l’Anneau. Ils ont bien sûr reçu des instructions précises et ne se sont en aucune manière trompés sur l’identité du véritable seigneur de l’Anneau. Le porteur n’était pas invisible pour eux, mais l’inverse ; et d’autant plus vulnérable face à leurs armes. Mais la situation était désormis différente de celle du Mont Venteux, où Frodo n’agit que par peur et ne cherche à utiliser (en vain) que le pouvoir secondaire de l’Anneau conférant l’invisibilité. Il avait évolué depuis lors. Auraient-ils été insensibles à son pouvoir s’il avait revendiqué l’Anneau pour commander et dominer ?

Pas totalement. Je ne pense pas qu’ils l’auraient attaqué en employant la force, se seraient saisis de lui ou l’auraient fait prisonnier ; ils auraient obéi, ou feint d’obéir à ses ordres les moins importants qui n’auraient pas interféré avec leur mission – dont Sauron les avait chargés, lui qui possédait le contrôle premier sur leurs volontés par l’intermédiare des neuf anneaux (qu’il tenait en son pouvoir). Cette mission aurait été d’éloigner Frodo des Crevasses. Une fois celui-ci privé du pouvoir ou de la possibilité de détruire l’Anneau, la fin n’aurait guère fait de doute – à l’exception d’une aide venue de l’extérieur, qui paraissait très difficilement possible.

Frodo était devenu une personne considérable, mais d’un genre particulier : dans son développement spirituel plutôt que dans l’accroissement de son pouvoir physique ou mental ; sa volonté était bien plus grande qu’auparavant, mais jusqu’alors elle avait été employée pour résister à l’Anneau, non à l’utiliser, et dans le but de le détruire. Il aurait eu besoin de temps, de beaucoup de temps, avant de pouvoir contrôler l’Anneau ou bien (ce qui dans ce cas revient au même) que l’Anneau puisse le contrôler ; avant que sa volonté et son arrogance puissent croître jusqu’à ce qu’il ait une stature suffisante pour dominer d’autres fortes volontés hostiles. Et même alors, ses actes et ses ordres lui auraient encore semblé, pendant longtemps, être « bons », bénéficier aux autres en plus de lui-même.

La situation de Frodo faisant face avec l’Anneau aux Huit****** pourrait être comparée à celle d’un petit homme courageux doté d’une arme destructrice, confronté à huit féroces guerriers dotés d’une grande force et agilité, armés de lames empoisonnées. La faiblesse de cet homme tenait à ce qu’il ne savait pas encore comment utiliser son arme ; et par tempérament et habitude il était opposé à la violence. La leur tenait à ce que l’arme de cet homme était une chose qui les emplissait de peur, en tant qu’objet de terreur dans leur culte religieux, qui les avait conditionnés pour traiter avec servilité celui qui l’utilisait. À mon avis, ils auraient témoigné de la « servilité ». Ils auraient salué Frodo en « Seigneur ». Par de belles paroles, ils l’auraient incité à quitter les Sammath Naur – par exemple pour « contempler son nouveau royaume, et regarder au loin avec sa vue nouvelle la demeure puissante qu’il devait maintenant revendiquer et transformer selon ses propres desseins. » Une fois sorti de la chambre, tandis qu’il aurait admiré, quelques-uns auraient détruit l’entrée. Frodo se serait alors probablement trouvé trop absorbé dans de formidables plans de réforme du pouvoir – semblables, mais bien plus grandioses et vastes qu’elle, à la vision qui a tenté Sam (Livre 4, chap. 1) – pour y prêter attention. Mais s’il avait conservé un peu de sa raison et compris en partie la signification de tout cela, et refusé de les accompagner à Barad-dûr, ils auraient simplement attendu. Jusqu’à la venue de Sauron en personne. En tout cas, une confrontation entre Sauron et Frodo aurait rapidement eu lieu, si l’Anneau avait été intact. Son issue était inéluctable. Frodo aurait été totalement vaincu : réduit en poussière, ou gardé comme esclave pour être tourmenté et raillé. Sauron n’aurait pas eu peur de l’Anneau ! Il était sien, et soumis à sa volonté. Même loin de lui, il l’influençait, afin de le faire œuvrer pour lui revenir. En sa présence effective, personne hormis quelques rares personnes de sa stature n’aurait pu espérer pouvoir refuser de le lui donner. Chez les « mortels », personne, pas même Aragorn. Dans leur lutte à travers le Palantír, c’était Aragorn le possesseur légitime. En outre, la lutte a eu lieu à distance ; et dans un récit qui accepte l’incarnation d’esprits puissants dans une forme physique et destructible, le pouvoir de ceux-ci doit être bien plus grand lorsqu’ils sont effectivement présents physiquement. On doit imaginer Sauron comme absolument terrifiant. La forme qu’il prenait était humaine, d’une stature plus grande que celle d’un homme, mais pas gigantesque. Dans son incarnation précédente, il pouvait dissimuler son pouvoir (comme Gandalf) et apparaître comme une figure de commandement, au corps doté d’une très grande force, d’un maintien et d’une expression suprêmement royaux.

Parmi les autres, seul Gandalf pouvait éventuellement le dominer – étant un émissaire des Puissances et une créature du même ordre, un esprit immortel ayant pris une forme physique visible. Dans « Le Miroir de Galadriel », Livre 2, chap. 7, on comprend que Galadriel se sentait capable d’utiliser l’Anneau et de supplanter le Seigneur Ténébreux. Si tel est le cas, cela est vrai des autres gardiens des Trois, en particulier d’Elrond. Mais c’est une autre question. Il faisait partie de la duperie fondamentale de l’Anneau d’emplir les esprits de rêveries sur le pouvoir suprême. Mais cela, les Grands y avaient bien songé, et ils les avaient rejetées, comme on le voit dans les propos d’Elrond lors du Conseil.  Le rejet de la tentation par Galadriel s’appuyait sur des réflexions et une résolution antérieures. Elrond ou Galadriel aurait en tout cas agi suivant la politique alors adoptée par Sauron : ils auraient bâti un empire avec de grands généraux totalement soumis, des armées et des machines de guerre, jusqu’au moment de pouvoir défier Sauron et le détruire par la force. Affronter Sauron seul, sans aide, de seul à seul, n’était pas envisagé. L’on peut imaginer la scène où Gandalf, par exemple, aurait été placé dans une telle situation. L’équilibre des forces aurait été subtil. D’un côté, l’allégeance réelle de l’Anneau envers Sauron ; de l’autre, une force supérieure, car Sauron n’était pas réellement en possession de l’Anneau, et aussi peut-être parce qu’il était affaibli par une longue corruption et l’utilisation de sa volonté pour dominer les inférieurs. Si Gandalf se révélait être le vainqueur, le résultat aurait été pour Sauro le même que la destruction de l’Anneau : pour lui il aurait été détruit, enlevé à lui pour toujours. Mais l’Anneau et toutes ses œuvres auraient été préservés. Il aurait fini par dominer.

Gandalf comme Seigneur de l’Anneau aurait été bien pire que Sauron. Il serait resté fidèle au « droit », mais « sûr de son droit ». Il aurait continué à gouverner et à arranger les choses en vue du « Bien » et du bien-être de ses sujets en fonction de sa sagesse (qui était grande, et le serait restée).

* En fait, dans la mesure où les événements des Crevasses du Destin allaient manifestement être cruciaux pour le Récit, j’ai fait plusieurs ébauches ou essais à des moments différents du développement du récit – mais aucun n’a été utilisé et aucun ne ressemble vraiment à ce qui est finalement rapporté dans l’histoire une fois achevée.

** Nous voyons souvent les saints utiliser cette double échelle, dans leurs jugements sur eux-mêmes lorsqu’ils traversent de grandes souffrances ou de grandes tentations, et sur les autres dans des épreuves comparables.

*** On ne tient pas du tout compte ici de la « grâce » ou augmentation de nos pouvoirs comme instruments de la Providence. Frodo a reçu la « grâce » : d’abord de répondre à l’appel (à la fin du Conseil) après avoir longtemps résisté à une capitulation complète ; et ensuite de résister aux tentations de l’Anneau (à des moments où le dévoiler et le revendiquer eût été fatal) ainsi que dans sa résistance à la peur et à la douleur. Mais la grâce n’est pas infinie, et paraît le plus souvent, dans l’économie Divine, être limitée à ce qui suffit à l’accomplissement d’une tâche dévolue à tel instrument, dans une combinaison de circonstances et d’autres instruments.

**** Il n’est pas dit explicitement comment elle a pu arranger cela. Ella n’a bien entendu pas pu lui donner comme cela son ticket pour embarquer ! À personne hormis ceux du peuple elfique, il n’était permis de « voguer vers l’Ouest », et toute exception nécessitait une « autorité », or Arwen n’était pas en communication directe avec les Valar, surtout pas depuis sa décision de devenir « mortelle ». Ce que cela veut dire est que c’est Arwen qui a pensé la première à envoyer Frodo vers l’Ouest, et a plaidé pour Frodo auprès de Gandalf (directement ou en passant par Galadriel, ou les deux), et a utilisé comme argument son propre renoncement au droit de passer à l’Ouest. Son renoncement et ses souffrances étaient liés à ceux de Frodo, pris avec les siens : tous deux faisaient partie d’un plan destiné à régénérer l’état des Hommes. Sa prière a donc pu être particulièrement efficace, et son projet d’échange une certaine équité. Il ne fait aucun doute que ce fut Gandalf qui accepta sa requête. Les Appendices montrent clairement qu’il était un émissaire des Valar, et pratiquement leur plénipotentiaire dans l’accomplissement du plan contre Sauron. Il était également pleinement en accord avec Cirdan, le Maître des navires, qui lui avait remis son anneau et s’était ainsi placé sous les ordres de Gandalf. Dans la mesure où Gandalf est parti lui aussi sur le Navire, il ne devait y avoir pour ainsi dire aucun problème lors de l’embarquement ni du débarquement.

***** Dans le sens où la « pitié », pour être une vertu véritable, doit être dirigée vers le bien de son objet. Elle est vide si on l’exerce seulement pour rester « propre », exempt de haine ou d’un acte effectif d’injustice, même si cela est aussi une bonne intention.

****** Le Roi-sorcier avait été réduit à l’impuissance.