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Lettre à Carole Batten-Phelps, une lectrice, Automne 1971

« Vous parlez d’un caractère « sain et sacré » du S[eigneur des] A[nneaux], « qui est une puissance en soi ». Cela m’a beaucoup ému. On ne m’avait encore rien dit de tel. »

Chère Mademoiselle Batten-Phelps,

Je suis désolé que votre lettre (écrite le 20 août) me soit parvenue avec du retard, et ait ensuite attendu si longtemps une réponse. Je suis harcelé par de nombreuses choses et par mes « affaires » et occupations sans fin : et je suis en proie à une angoisse permanente en raison de la santé défaillante de ma femme. …

Vos allusions à M.R. Ridley m’ont beaucoup intéressé. Bien sûr, nous nous connaissions bien à Oxford … Ce n’est que lorsque j’ai reçu votre lettre que j’ai appris qu’il m’avait fait l’honneur de placer les œuvres de son vieux collègue au rang de « littérature » et de me gagner des lecteurs intelligents et bien armés. Non pas un sol sur lequel la moisissure de l’idolâtrie est susceptible d’apparaître. Les horreurs de la situation en Amérique je les passerai sous silence, bien qu’elles m’aient beaucoup affligé et demandé beaucoup de travail. (Elles apparaissent dans un climat mental et un sol totalement différents, pollués et appauvris à un point qui n’a d’équivalent que dans la destruction démente des terres qu’habitent physiquement les Américains.) …

Je vous suis très reconnaissant de vos remarques sur les critiques et pour votre témoignage du plaisir suscité par Le Seigneur des Anneaux. Vos paroles sont si élogieuses que [les] accepter d’un simple « merci » pourrait sembler prétentieux et suffisant, alors qu’en réalité elles m’amènent seulement à me demander comment cela a pu se produire – de mon fait ! Ce livre a bien sûr été écrit pour me faire plaisir (à différents niveaux), pour tenter une expérience dans l’art du récit long, et pour susciter une « Croyance Secondaire ». Il a été écrit lentement, et avec beaucoup d’attention apportée aux détails, pour finalement émerger comme un Tableau sans Cadre : un éclairage, pour ainsi dire, d’un bref épisode historique, et dans une petite partie de notre Terre du Milieu, entourée par le miroitement d’étendues sans limites dans l’espace et dans le temps. Bien : cela peut expliquer dans une certaine mesure pourquoi cela « donne l’impression » d’être de l’Histoire ; pourquoi ce livre a été retenu pour être publié ; et pourquoi il s’est révélé lisible par un grand nombre de types de personnes très différentes. Mais cela n’explique pas totalement ce qui s’est réellement passé. En repensant aux choses totalement inattendues qui ont suivi sa publication – ce qui a commencé aussitôt après la parution du vol[ume] I – j’ai la même impression que si le ciel qui s’assombrissait continuellement sur notre monde actuel avait été soudainement transpercé, que les nuages avaient reflué et qu’une lumière presque oubliée avait de nouveau pu passer à flots. Comme si en fait on avait de nouveau entendu les cors de l’Espérance, comme Pippin les a soudain entendus au nadir absolu de la destinée de l’Ouest. Mais Comment ? et Pourquoi ?

Je pense pouvoir maintenant deviner ce que Gandalf répondrait. Il y a quelques années, j’ai reçu à Oxford la visite d’un homme dont j’ai oublié le nom (bien qu’il fût bien connu, je crois). Il avait été particulièrement frappé par le fait étrange que de nombreuses illustrations anciennes lui semblaient avoir été faites pour Le Seigneur des Anneaux, longtemps avant qu’il n’existe. Il avait apporté une ou deux reproductions. Je crois qu’il voulait d’abord simplement savoir si mon imagination s’était nourrie d’illustrations, comme elle l’avait manifestement fait de certains types de littératures et de langues. Lorsqu’il est devenu manifeste qu’à moins d’être un menteur, je n’avais jamais vu ces illustrations auparavant et connaissais assez mal l’art pictural, il s’est tu. Je me suis rendu compte qu’il me regardait fixement. Soudain il m’a dit : « Vous ne vous imaginez évidemment pas, n’est-ce pas, avoir écrit ce livre tout seul ? »

Du pur Gandalf ! Je connaissais trop bien G[andalf] pour me découvrir imprudemment, ou pour lui demander ce qu’il entendait par là. J’ai répondu, je crois : « Non, je ne m’imagine plus cela. » Depuis lors, je n’ai plus pu imaginer une telle chose. Une conclusion inquiétante à tirer pour un vieux philologue à propos de son divertissement personnel. Mais non une conclusion qui devrait gonfler d’orgueil celui qui songe aux imperfections des « instruments » qu’il a « choisis », ni ce qui semble vraiment être parfois leur lamentable inadéquation au but fixé.

Vous parlez d’un caractère « sain et sacré » du S[eigneur des] A[nneaux], « qui est une puissance en soi ». Cela m’a beaucoup ému. On ne m’avait encore rien dit de tel. Mais par un étrange hasard, alors que je venais juste de commencer cette lettre, j’en ai reçu une d’un homme qui se présentait comme « un non-croyant, ou au mieux un homme dont les sentiments religieux s’éveillent tardivement et faiblement … » ; « mais vous, me disait-il, créez un monde dans lequel on dirait qu’une sorte de foi se trouve partout sans avoir de source visible, comme une lumière projetée par une lampe invisible ». Je ne puis que répondre : « De sa propre santé mentale, aucun homme ne peut juger avec certitude. Si le sacré habite cette œuvre ou l’illumine tout entière, alors cela ne vient pas de lui mais vient à travers lui. Et aucun de vous deux ne le percevrait en ces termes à moins que ce ne soit également en vous. Sans quoi nous ne verriez ni ne sentiriez rien, ou bien (si quelque autre esprit était présent) vous seriez emplis de mépris, de dégoût, de haine. « Des feuille du pays des Elfes, pouah ! » « Du lembas – par la poussière et les cendres ; on ne mange pas de cela. »

Bien sûr, Le S[eigneur] des A[nneaux] ne m’appartient pas. Il a été mis au monde et doit maintenant y suivre le chemin qui lui est échu, même si je prends naturellement un très vif intérêt à sa destinée, comme le ferait un parent de son enfant. Cela me réconforte de savoir qu’il a de bons amis pour le défendre contre la méchanceté de ses ennemis. (Mais les fous ne sont pas tous dans le camp adverse.)

Avec mes meilleurs sentiments, adressés à l’une de ses meilleurs amis.