SAVOIR
Thomas Honegger, ‘The Homecoming of Beorhtnoth Beorhthelm’s Son’
Thomas Honegger, professeur en études médiévales anglaises, étudie le contexte historique de cette œuvre et explique l’importance de l’ofermod, « orgueil excessif », dans l’interprétation des événements par Tolkien.
Un dialogue dramatique
Le Retour de Beorhtnoth, fils de Beorhthelm, publié pour la première fois en 1953 dans le volume collectif Essays and Studies by members of the English Association (en français dans Faërie et autres textes, Christian Bourgois Editeur, 2003) s’ouvre sur une introduction qui rappelle le contexte historique et précède le texte proprement dit, un dialogue dramatique. L’ensemble est conclu par une note sur le terme ofermod, mot vieil anglo-saxon que l’on traduit habituellement par orgueil ou insolence.
A l’arrière-plan, le poème héroïque qui a inspiré ce texte de Tolkien est La Bataille de Maldon, qui raconte, en vieil anglais, les combats qui se sont déroulés, en 991, près de Maldon. Mais ce texte porte vraiment la marque de Tolkien, et son auteur le reliait lui-même à ses deux plus célèbres essais sur la littérature, « qui dans [son] esprit vont dans le même sens : “Beowulf : Les Monstres et les critiques”, l’essai Du Conte de fées et Le Retour de Beorhtnoth. La première [œuvre] concerne la rencontre entre l’“héroïque” et le conte de fées ; la deuxième, surtout le conte de fées ; et la dernière l’“héroïsme et la chevalerie” ».
L’histoire
La partie centrale du Retour de Beorhtnoth est constituée par un dialogue dramatique entre deux Anglo-Saxons, envoyés (dans la fiction écrite par Tolkien) par les moines de l’Abbaye d’Ely rechercher le corps du seigneur Beorhtnoth parmi les cadavres qui jonchent un champ de bataille, près de Maldon. Tída (diminutif de Tídwald) est un adulte expérimenté et plus âgé, tandis que Totta (diminutif de Torhthelm) est un jeune homme dont l’imagination semble influencée par une identification sans recul avec la tradition poétique héroïque en vieil anglais.
Les deux personnages arrivent de Maldon et, dans la nuit obscure, cherchent la dépouille de Beorhtnoth parmi les cadavres des combattants. Ils retrouvent son épée à la garde ouvragée en or puis son corps affreusement mutilé, et commencent à le ramener vers leur chariot. Effrayé par des pillards et poussé par sa trop grande imagination, Totta tue l’un d’entre eux – geste, comme le fait remarquer Tída, à la fois inutile et manquant d’héroïsme.
Une fois qu’ils sont revenus à leur chariot, Totta s’installe à l’arrière avec le cadavre de Beorhtnoth et s’endort ; il a une vision apocalyptique qu’il traduit dans une langue héroïque. Un cahot de la route le réveille ; et comme ils approchent d’Ely, ils entendent le Dirige, un refrain chanté par les moines lors des offices funèbres.
Contexte historique et enjeu
On considère généralement que le poème, La Bataille de Maldon, a été composé peu de temps après les événements qu’il décrit par un témoin des affrontements, ou quelqu’un qui a recueilli des témoignages directs. Dans les premières versions du Retour de Beorhtnoth, Tolkien fait de Totta l’auteur de La Bataille de Maldon, avant d’abandonner cette identification : elle risquait de contredire sa vision du poème, qu’il percevait comme une critique subtile du rôle joué par Beorhtnoth.
La Bataille de Maldon relate le désastre subi par l’armée des défenseurs de l’Essex (une région de l’Est de l’Angleterre), menée par le seigneur Beorhtnoth, face aux guerriers viking, qui remontent la rivière Pant (appelée Blackwater de nos jours) après avoir ravagé les campagnes environnantes. Tandis que les envahisseurs viking campent sur une île au milieu de la rivière, Beorhtnoth et ses hommes occupent la rive opposée, contrôlant la digue qui relie l’île à la terre ferme. S’apercevant que les données géographiques les désavantagent, les Scandinaves, en supériorité numérique, demandent à Beorhtnoth la permission de traverser pour venir affronter les Anglo-Saxons dans un combat « loyal ». Beorhtnoth, dans son ofermod (terme dont l’interprétation est cruciale dans la lecture que Tolkien propose du poème), les y autorise : au cours de la bataille qui suit, les Anglo-Saxons sont écrasés, Beorhtnoth est tué et ses compagnons qui refusent de fuir ou de se rendre opposent une dernière résistance pour défendre le corps de leur seigneur bien-aimé.
L’ofermod et Le Seigneur des Anneaux
E.V. Gordon, avec qui Tolkien avait publié en 1925 une édition de Sire Gauvain et le chevalier vert, fit paraître en 1937 une édition de La Bataille de Maldon, qu’il présentait comme exemplaire de l’esprit héroïque du Nord qui pousse les hommes à refuser de se rendre, même lorsque tout est contre eux. Dans Le Retour de Beorhtnoth, Tolkien semble donner une interprétation qui lui est propre du poème et de la manière dont celui-ci présente Beorhtnoth d’une part, ses compagnons de l’autre. L’idéalisation poétique de la guerre par Totta, jeune et rêveur, contraste avec la lugubre réalité du champ de bataille et le réalisme de Tída, plus mûr et terre-à-terre. Comme l’a écrit Tom Shippey, Tolkien essaie ici de concilier sa vision avec le fait que la poésie héroïque en vieil anglais présente, dans une large mesure, une vision païenne de l’héroïsme qui n’est pas acceptable pour les chrétiens. Dans la troisième partie de son texte (une note intitulée Ofermod), Tolkien discute de l’interprétation d’ofermod : le terme vieil anglais a été diversement interprété comme désignant la fierté, l’orgueil ou une confiance exagérée en soi. Surtout, Tolkien défend l’idée que le poète qui a composé La Bataille de Maldon critique implicitement la décision prise par Beorhtnoth de laisser les Vikings traverser la digue désignant son choix comme de l’ofermod. Selon Tolkien en effet, en tant que chef de l’armée de l’Essex, Beorhtnoth n’avait en aucun cas le droit de manquer à ses responsabilités envers sa terre et son peuple en recherchant ainsi la gloire et le renom. Le vrai héroïsme, pur, on le trouve plutôt parmi ceux des compagnons de Beorhtnoth qui refusent de s’enfuir ou de se rendre une fois que leur seigneur a été tué.
Le Retour de Beorhtnoth, fils de Beorhthelm n’est donc pas une simple « suite » du poème anglo-saxon, de La Bataille de Maldon. Il faut plutôt le considérer, en premier lieu, comme une tentative pour trouver une solution aux problèmes que pose la poésie héroïque anglo-saxonne au lecteur chrétien et, en ce qui concerne Tolkien et ses écrits fictionnels, à un auteur chrétien. Plus important encore : par les réflexions qu’il propose sur l’héroïsme et l’homme, sur la guerre et la mort, sur l’orgueil et le pouvoir, sur la poésie et le renom, sur le rôle d’un chef et l’usage de la force… Le Retour de Beorhtnoth, ce « dialogue dramatique portant sur la nature de “l’héroïque” et du “chevaleresque” » (comme l’écrit l’auteur dans une lettre en 1955) fait écho d’une manière frappante au Seigneur des Anneaux, publié l’année suivante.