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Lettre à Christopher Tolkien, son fils, 30 Janvier 1945

« Donc la première Guerre des Machines semble toucher à son dernier chapitre, sans conclusion — en laissant, hélas, tout le monde plus pauvre, beaucoup dans le deuil ou blessés, et des millions, morts ; et une seule chose triomphe : les Machines. »

Mon très cher Chris,

(…)
Je suis tellement content que tu trouves L’Anneau toujours aussi bon et que (apparemment) il parvienne à faire ce qui est difficile dans un long récit : maintenir une différence de qualité et d’atmosphère entre les événements qui pourraient sinon devenir facilement « routiniers ». Pour ma part, ce qui m’a probablement le plus ému, c’est le discours de Sam sur le tissu sans coutures des histoires, ainsi que la scène où Frodo s’endort contre lui, et la tragédie de Gollum, qui à ce moment est à un cheveu du repentir – n’était cette rebuffade de Sam. Mais « l’émouvant » se trouve ici sur un plan différent de Celebrimbor, etc. Il y a deux émotions totalement diff[érentes] : l’une qui m’émeut au plus haut point et que j’éprouve quelque difficulté à évoquer – la sensation déchirante du passé disparu (ce sont les mots de Gandalf au sujet du Palantir qui l’expriment le mieux) ; l’autre, une émotion plus « ordinaire », le triomphe, le pathos, la tragédie liée aux personnages. Celle-ci, j’apprends à l’obtenir, au fur et à mesure que j’apprends à connaître mes créatures, mais elle ne se trouve pas aussi près de mon cœur, et elle m’est imposée par le dilemme fondamental de la littérature : une histoire doit être racontée, ou il n’est pas d’histoire, mais les histoires les plus émouvantes sont celles que l’on ne raconte pas. Je pense que Celebrimbor t’émeut parce qu’il véhicule immédiatement la sensation qu’existent à l’infini des histoires à raconter : des montagnes vues au loin, que l’on n’escaladera jamais, des arbres lointains (comme celui de Niggle) dont on ne s’approchera jamais – ou qui ne seront plus que des « arbres proches », si on le fait (sauf dans le Paradis ou dans la Paroisse de N.)

Bon, je vais être bientôt à court de place, et il est en outre 9 h du soir, or j’ai quelques lettres urgentes à écrire, ainsi que 2 cours demain, et je dois donc songer à tirer le rideau. Je lis avec avidité chaque détail de ta vie, les choses que tu vois et fais – et dont tu souffres, le Swing et le Boogie-Woogie entre autres. Ça ne te sera pas un déchirement de perdre cela (car c’est essentiellement vulgaire, de la musique corrompue par la machine, résonnant dans des têtes désolées et affamées), mais tu te rappelleras le reste, même les orages et le veldt sec, et même les odeurs du camp, lorsque tu rentreras dans cet autre pays. Je vois clairement aujourd’hui dans ma mémoire, les vieilles tranchées et les sordides baraques et les longues routes en Artois ; et j’aimerais les revoir, si je le pouvais.

J’apprends la nouvelle à l’instant. Les Russes sont à 100 km de Berlin. On dirait qu’un événément décisif est sur le point de se produire. La destruction et les malheurs effroyables produits par cette guerre s’aggravent d’heure en heure : la destruction de ce qui devrait être (et l’est effectivement) la richesse commune à l’Europe, et au monde, si l’humanité n’était pas aussi abrutie, richesse dont la perte nous affectera tous, vainqueurs ou non. Et pourtant les gens exultent en entendant parler des files interminables, de 60 km de long, des malheureux réfugiés, femmes et enfants affluant vers l’ouest, mourant sur la route. Il semble ne plus y avoir aucun ressort de miséricorde ou de compassion, ni d’imagination, en cette heure sombre et diabolique. Par cela, je ne veux pas dire que ce ne soit pas, dans la situation présente – pour l’essentiel (mais pas totalement) créée par l’Allemagne –, nécessaire et inévitable. Mais pourquoi exulter ? Nous étions censés avoir atteint un degré de civilisation dans lequel il pouvait encore être nécessaire d’exécuter un criminel, mais non d’exulter, ni de pendre femme et enfant à côté de lui tandis que la foule orque hue. La destruction de l’Allemagne, fût-elle 100 fois méritée, est l’une des plus effroyables catastrophes mondiales. Mais bon, toi ni moi n’y pouvons rien. Ce qui devrait donner la mesure du degré de culpabilité que l’on peut légitimement imputer à tous ceux qui vivent dans un pays sans être membres de son Gouvernement à proprement parler. Donc la première Guerre des Machines semble toucher à son dernier chapitre, sans conclusion – en laissant, hélas, tout le monde plus pauvre, beaucoup dans le deuil ou blessés, et des millions, morts ; et une seule chose qui triomphe : les Machines. Puisque les serviteurs des Machines deviennent une classe privilégiée, les Machines vont être infiniment plus puissantes. Que vont-elles faire ensuite ?

Avec tout l’amour de ton père