Sélectionner une page
Home / Lettres / Lettre à Rhona Beare, une lectrice, octobre 1958

Lettre à Rhona Beare, une lectrice, octobre 1958

« Dans cette “préhistoire” mythique, l’immortalité, au sens strict une longévité coextensive à la durée de vie d’Arda, faisait partie de la nature reçue par les Elfes ; après la Fin, rien n’était connu. Il est dit que la mortalité, c’est-à-dire une brève durée de vie n’ayant aucun rapport avec la vie d’Arda, était la nature reçue par les Hommes : les Elfes l’appelaient le Don d’Ilúvatar (Dieu). »

Brouillon de la suite (non envoyée) d’une lettre antérieure.

Puisque j’ai si longuement répondu (pas trop longuement, je l’espère), je puis tout aussi bien ajouter quelques mots sur le Mythe qui soutient l’ensemble, dans la mesure où cela peut clarifier les relations entre les Valar, les Elfes, les Hommes, Sauron, les Mages, etc.

Les Valar, ou « puissances, seigneurs », ont été la première « création » : des esprits rationnels ou intelligences , non incarnés, créés avant le monde physique. (Au sens strict, ces esprits étaient appelés Ainur, les Valar étant ceux-là seuls parmi eux qui sont entrés dans ce monde après sa formation, et ce nom ne s’applique vraiment qu’aux plus grands d’entre eux, qui occupent la fonction, sur le plan de l’imagination mais non de la théologie, des « dieux »). Les Ainur ont pris part à la formation du monde en tant que « sub-créateurs » : à des degrés divers, après cette façon. Ils ont interprété, en fonction de leurs pouvoirs, et achevé jusque dans les détails le Dessein qui leur avait été exposé par l’Unique. Il l’a été d’abord sous une forme musicale, ou abstraite, puis dans une « vision historique ». Dans la première interprétation, l’immense Musique des Ainur, Melkor a introduit des altérations, et non une interprétation de l’esprit de l’Unique, et une grande discorde est née. L’Unique a alors présenté sa « Musique », intégrant les discordes apparentes, sous la forme d’une « Histoire » visible.

Tolkien’s drawing of the Crown of Gondor sent in a letter to Rhona Beare

À ce stade, elle n’avait qu’une forme de validité, à laquelle on peut comparer celle que possède une « histoire » chez nous : elle « existe » dans l’esprit du conteur et de manière dérivée dans l’esprit des auditeurs, mais pas sur le même plan que le conteur ou les auditeurs. Lorsque l’Unique (le Conteur) a dit Ainsi soit-il*, alors le Récit est devenu Histoire, sur le même plan que les auditeurs ; et ces derniers ont pu, s’ils le désiraient, y entrer. Nombre d’Ainur l’ont fait, et doivent y demeurer jusqu’à la Fin, étant impliqués dans le Temps, la série d’événements qui parachèvent le monde. Il s’agissait des Valar, et de leurs serviteurs subalternes. Tous ceux qui étaient « tombés amoureux » de la vision et qui, sans aucun doute, avaient joué le rôle le plus « sub-créatif » (ou, pourrions-nous dire, « artistique ») dans la Musique.

C’est en raison de leur amour pour Eä, et du rôle qu’ils avaient joué dans sa formation, qu’ils ont souhaité et ont eu la possibilité de s’incarner en des formes physiques visibles, bien que celles-ci fussent comparables à nos vêtements (pour autant que nos vêtements soient l’expression de notre personne), et non à nos corps. Leurs formes étaient ainsi l’expression de leurs personnes, de leurs pouvoirs et de leurs inclinations. Elles n’étaient pas nécessairement anthropomorphiques (Yavanna, la femme** d’Aulë, apparaissait par exemple sous la forme d’un très grand Arbre). Mais les formes « habituelles » des Valar, lorsqu’elles étaient visibles ou vêtues, étaient anthropomorphiques, en raison de leur très grand intérêt pour les Elfes et les Hommes.

Les Elfes et les Hommes étaient appelés « enfants de Dieu », parce qu’ils étaient, pour ainsi dire, un ajout personnel du Créateur au Dessein, et un ajout dans lequel les Valar n’ont joué aucun rôle. (Leurs « thèmes » ont été introduits dans la Musique par l’Unique, lorsque la discorde avec Melkor est née). Les Valar savaient qu’ils devaient apparaître, et les premiers d’entre eux savaient où et quand (quoique de manière imprécise), mais ils ne savaient que peu de choses quant à leur nature, et leurs prédictions, provenant de leur pré-connaissance du Dessin, ont été erronées ou inadaptées en ce qui concerne les actions des Enfants. Ainsi, les Valar non corrompus se languissaient de voir les Enfants avant leur apparition, après quoi ils les ont aimés, comme créatures « autres » qu’eux-mêmes, indépendantes d’eux et de leurs talents d’artistes, « enfants » en ce qu’ils étaient plus faibles et ignorants que les Valar, mais de lignage égal (puisque nés directement de l’Unique) – bien que placés sous leur autorité de Seigneurs d’Arda. Les corrompus, comme Melkor/Morgoth et ses suivants (dont Sauron était l’un des principaux), virent en eux de quoi faire des sujets et des esclaves idéaux, dont ils pourraient devenir les maîtres et les « dieux », jalousant les Enfants et les détestant secrètement, au fur et à mesure qu’ils se rebellaient contre l’Unique (et Manwë, son Lieutenant en Eä).

Dans cette « préhistoire» mythique, l’immortalité, au sens strict une longévité coextensive à la durée de vie d’Arda, faisait partie de la nature reçue par les Elfes ; après la Fin, rien n’était connu. Il est dit que la mortalité, c’est-à-dire une brève durée de vie n’ayant aucun rapport avec la vie d’Arda, était la nature reçue par les Hommes : les Elfes l’appelaient le Don d’Ilúvatar (Dieu). Mais il faut se rappeler que mythiquement ces récits sont elfo-centriques***, non anthropocentriques, et que les Hommes n’y apparaissent qu’à un moment qui doit être bien postérieur à leur Venue. Il s’agit donc ici d’une conception « elfique », qui n’a pas nécessairement quelque chose à dire pour ou contre les croyances comme celle des chrétiens selon laquelle la « mort » ne fait pas partie de la nature humaine mais est une punition du péché (la rébellion), une conséquence de la « Chute ». Il faut l’envisager comme une représentation elfique de ce que la mort – le fait de ne pas être lié aux « cercles du monde » – devrait désormais être pour les Hommes, quelle que soit son origine. Une « punition » divine est aussi un « don » divin, si elle est acceptée, puisque son objet est une bénédiction ultime, et l’inventivité suprême du Créateur fera en sorte que les « punitions » (c’est-à-dire les modifications du dessein) produiront un bien qui autrement ne peut être atteint : un Homme « mortel » possède probablement (c’est ce que dirait un Elfe) une destinée, bien que non révélée,  plus haute que longévive. Tenter par un procédé ou par « magie » de recouvrer la longévité est donc une folie et une ignominie suprêmes de la part des « mortels ». La longévité ou la fausse « immortalité » (la véritable immortalité n’appartient pas à Eä) est le principal leurre de Sauron – il fait des humbles des Gollums, et des grands des Spectres de l’Anneau.

Les légendes elfiques rapportent un cas étrange d’une Elfe (Míriel, la mère de Fëanor) qui a tenté de mourir, ce qui a eu des conséquences désastreuses, débouchant sur la « Chute » des Hauts-Elfes. Les Elfes n’étaient pas exposés aux maladies, mais pouvaient être « tués » : c’est-à-dire que leur corps pouvait être détruit, ou mutilé au point de ne plus pouvoir conserver la vie. Mais cela ne débouchait pas naturellement sur la « mort » : ils étaient restaurés, ils naissaient de nouveau avant de finalement retrouver la mémoire de leur passé – ils demeuraient « identiques ». Mais Míriel a souhaité cesser d’être et refusé de renaître.****

Je suppose qu’une différence entre ce Mythe et ce que l’on peut peut-être appeler la mythologie chrétienne tient en ceci. Dans la seconde, la Chute de l’Homme est postérieure, et est une conséquence de la « Chute des Anges » : une rébellion du libre arbitre qui a été créé, à un niveau supérieur à celui de l’Homme ; mais il n’est pas clairement dit (et dans nombre de versions, cela n’est pas dit du tout) que cela a affecté le « Monde » dans sa nature : le Mal a été apporté de l’extérieur, par Satan. Dans ce Mythe-ci, la rébellion du libre-arbitre qui a été créé précède la création du Monde (Eä) ; et Eä a déjà en soi, introduits par la sub-création, le Mal, des rébellions, des éléments discordants appartenant à sa propre nature, lorsque Ainsi soit-il est prononcé. La Chute, ou corruption de toutes choses qui s’y trouvent et tous ceux qui y demeurent, est donc possible, sinon inévitable. Les arbres peuvent « mal tourner », comme dans la Vieille Forêt ; les Elfes peuvent devenir des Orques, et si cette dernière chose demandait la malveillance insinuante propre à Morgoth, toutefois les Elfes pouvaient accomplir d’eux-mêmes de mauvaises actions. Même les Valar « bons » qui demeuraient dans le Monde pouvaient au moins se tromper ; comme les Grands Valar l’ont fait avec les Elfes  ; ou comme ceux de leur espèce mais inférieurs (tels que les Istari, ou Mages) ont pu, de diverses manières, devenir égocentriques. Aulë, par exemple, l’un des Grands, a « chuté » en un sens ; car il désirait tellement voir les Enfants qu’il est devenu impatient et a tenté d’anticiper sur la volonté du Créateur. Étant le plus grand de tous les artisans il a essayé de fabriquer des enfants en suivant sa connaissance imparfaite de leur espèce. Quand il en eut fabriqué treize,***** Dieu lui parla avec colère, mais non sans pitié : car Aulë n’avait pas agi ainsi par désir malfaisant d’avoir des esclaves et des sujets pour lui, mais par amour impatient, désireux d’avoir des enfants pour leur parler et leur enseigner, célébrer avec eux Ilúvatar et son grand amour de la matière dont est fait le monde.

L’Unique blâma Aulë, disant qu’il avait tenté d’usurper le pouvoir du Créateur ; mais qu’il ne pouvait pas donner une vie autonome à ce qu’il avait fabriqué. Il n’avait qu’une seule vie, la sienne, qui provenait de l’Unique et pouvait tout au plus la distribuer. « Vois ! dit l’Unique, ces créatures tiennes n’ont que ta volonté et ton mouvement. Bien que tu aies conçu une langue pour eux, ils ne peuvent que te rapporter tes propres pensées. Cela est me caricaturer».

Alors Aulë, de chagrin et de repentir se mortifia et demanda le pardon. Et il dit : « Je vais détruire ces images de ma présomption, et servir ta volonté. » Et il saisit un marteau, le leva pour écraser la plus ancienne de ces images ; mais elle recula et se recroquevilla devant lui. Et comme il retenait son coup, étonné, il entendit le rire d’Ilúvatar.

« Cela te surprend ? demanda-t-il. Vois ! tes créatures vivent désormais, libérées de ta volonté ! Car j’ai vu ton humilité et j’ai eu pitié de ton impatience. Ce que tu as fabriqué, je l’ai inclus dans mon dessein. »

Telle est la légende elfique de la fabrication des Nains ; mais les Elfes rapportent qu’Ilúvatar dit également ceci : « Toutefois je ne souffrirai pas que mon dessein soit devancé : tes enfants ne s’éveilleront pas avant les miens propres. » Et il ordonna à Aulë d’installer les pères des Nains séparément dans des lieux profonds, chacun avec sa compagne, sauf le plus ancien, Dúrin, qui n’en avait pas. Là, ils devraient dormir longtemps, jusqu’à ce qu’Ilúvatar ordonnât de les éveiller. Il y a toutefois eu, pour l’essentiel, peu d’affection entre les Nains et les enfants d’Ilúvatar. Et du destin qu’Ilúvatar a fixé pour les enfants d’Aulë au-delà des Cercles du monde, les Elfes et les Hommes ne savent rien, et si les Nains le connaissent ils n’en parlent pas.

 

* Pour cette raison, les Elfes appellent le Monde, l’Univers,  : Cela Est.

** Dans la conception de ce Mythe, le « sexe » chez (disons) les Elfes et les Hommes n’est qu’une expression en termes physiques ou biologiques d’une différence de nature de l’« esprit », et non l’ultime cause de la différence entre féminité et masculinité.

*** Dans le récit, dès que la matière devient « historique » et non plus mythique, étant en fait de la littérature humaine, le centre d’intérêt doit passer vers les Hommes (et leurs relations avec les Elfes ou d’autres créatures). Nous ne pouvons écrire des histoires au sujet des Elfes, que nous ne connaissons pas de l’intérieur ; et si nous essayons de le faire, nous transformons seulement les Elfes en hommes.

**** [Note apparemment ajoutée ultérieurement] Selon la conception des Elfes également (et des Númenóréens non corrompus), un Homme « bon » mourrait ou devrait mourir volontairement, en s’abandonnant avec confiance avant d’être contraint (comme l’a fait Aragorn). Cela a pu être la nature de l’Homme non déchu, même si la contrainte ne le menaçait pas : il désirait et demandait à être autorisé à « continuer » à un niveau supérieur. L’Assomption de Marie, la seule personne non déchue, pourrait être considérée, d’une certaine manière, comme le simple recouvrement de la grâce et de la liberté non déchues : elle a demandé à être accueillie et l’a été, n’ayant plus de rôle à jouer sur Terre. Même si, bien entendu, quoique non déchue, elle n’était pas « d’avant la Chute ». Sa destinée (à laquelle elle avait coopéré) était bien plus haute que celle que tout autre « Homme » aurait pu avoir, si la Chute n’avait pas eu lieu. Il était également impensable que son corps, l’origine directe de celui de Notre Seigneur (sans autre intermédiaire physique) aurait pu être désintégré ou « corrompu », pas plus qu’il n’aurait certainement pu être séparé longtemps de Lui après l’Ascension. Il n’existe bien sûr aucune indication que Marie n’a pas « vieilli » à la vitesse normale de sa race ; mais ce processus n’aurait certainement pas pu se poursuivre ou être autorisé à se poursuivre jusqu’à la décrépitude ou la perte de la vitalité et de sa vénusté. L’Assomption était en tout cas aussi distincte de l’Ascension que faire marcher Lazare l’est de la Résurrection.

***** Un, le premier, seul ; puis six autres, avec leurs six compagnes.