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Tom Shippey, Les Monstres et les Critiques et Autres Essais

Tom Shippey explore ce recueil d’essais et de cours les plus importants de Tolkien, et montre comment ils peuvent éclairer son œuvre littéraire.

Les Monstres et les critiques et autres essais, publié en 1983 par Christopher Tolkien, rassemble sept des plus importants écrits universitaires de J.R.R. Tolkien : la conférence intitulée « Beowulf : Les Monstres et les Critiques », a été présentée le 25 novembre 1936 et publiée dans les Proceedings of the British Academy, 22 (1936) ; la note introductive intitulée « Traduire Beowulf » préfaçait une réédition d’une traduction de Beowulf par Clark Hall parue en 1940 ; la conférence « Sire Gauvain et le Chevalier Vert » a été donnée à Glasgow en avril 1953 ;  l’essai  « Du conte de fées »  a d’abord été une conférence, lue à l’université de St Andrews le 8 mars 1939, avant de paraître en 1947 dans le volume Essays Presented to Charles Williams ; les conférences « L’Anglais et le gallois » (Oxford, le 21 octobre 1955, publiée en 1963) et « Un vice secret » (une conférence remontant à 1931 ?), ainsi que le « Discours d’adieu à l’université d’Oxford », prononcé le 5 juin 1959.

Bien qu’ils aient déjà tous (sauf un) été publiés, la plupart ne l’ont été que dans des volumes ou des revues à la diffusion limitée et Christopher Tolkien, responsable de l’édition des sept textes, a corrigé un certain nombre d’erreurs, et proposé une version inédite du « Discours d’adieu ». Cet ensemble de textes donne une idée, la plus précise possible à ce jour, des conceptions extrêmement particulières et originales de J.R.R Tolkien sur la littérature, en particulier médiévale, sur la nature des langues, tout en proposant un aperçu de son évolution personnelle comme écrivain et défenseur de la fantasy.

« Beowulf : Les Monstres et les Critiques »

Le texte qui donne son titre au volume est une conférence prononcée par J.R.R. Tolkien en 1936 devant la British Academy, et intitulée « Beowulf : les monstres et les critiques ». Cette conférence a totalement révolutionné les études consacrées à Beowulf, et constitue l’un des articles universitaires les plus fréquemment cités à ce jour en sciences humaines.

Pour résumer, la position commune des spécialistes qui avaient précédé Tolkien revenait à considérer d’abord le poème tel qu’il nous est parvenu comme un patchwork d’éléments divers, rassemblés maladroitement par un scribe à une époque ultérieure ; puis, une fois cette interprétation devenue intenable, à considérer – même si le poème pouvait en fait présenter une unité – comme regrettable que le poète ait choisi de raconter des histoires portant sur un héros, des ogres et un dragon au lieu de s’attacher à décrire les guerres qui se déroulaient dans le nord et auxquelles il fait souvent allusion de manière suggestive.

La conférence de Tolkien, à l’inverse, défend fermement et parfois de manière ironique, la décision du poète et le poème lui-même : le poète de Beowulf a eu tout à fait raison de choisir la fantasy et non l’Histoire pour sujet ; ce faisant, il universalise son propos ; les nombreuses allusions à des événements qui ne sont pas rapportés donnent une profondeur historique à son œuvre ; et surtout, le poème apparaît comme une sorte de négociation entre le monde du poète, très christianisé, et le monde païen de ses ancêtres, qu’il regarde avec admiration et pitié à la fois.

A bien des égards, on pourrait estimer que ce que dit Tolkien du poète anglo-saxon anonyme est vrai de lui-même et de son œuvre fictionnelle, en particulier du Seigneur des Anneaux, qu’il commence à écrire en 1937, un an après cette conférence.

« Traduire Beowulf »

J.R.R. Tolkien revient à Beowulf quelques années plus tard avec ce texte portant sur des questions de traduction. Il recommande de voir la traduction non comme un exercice scolaire, mais comme un moyen de retrouver le chemin vers un monde disparu en étudiant minutieusement les mots qui en donnent une représentation dans le texte original.

Les éditions modernes de ce poème font habituellement des choix qui rendent la traduction plus aisée pour l’étudiant mais qui tendent à négliger les différences stylistiques et lexicales ; or, du point de vue de Tolkien, ce sont les différences qui importent, car elles nous permettent d’avoir un aperçu du monde tel que le voyaient les ancêtres du poète : de la Terre du Milieu, « sous la voûte céleste […] cernée par les Mers Sans Rivages et, plus loin, par les ténèbres », où les hommes courageux résistent avec héroïsme et constance au cruel destin. 

[Vous trouverez sur notre site deux autres articles s’intéressant tout particulièrement à Beowulf, et à la traduction de J.R.R. Tolkien publiée en France en 2015: “Beowulf. Traduction et commentaire”, et “Comprendre Beowulf.]

« Sire Gauvain et le Chevalier Vert »

Après Beowulf, l’œuvre médiévale la plus importante pour Tolkien est sans doute le romance intitulé Sire Gauvain et le Chevalier Vert, dont il a donné à la fois une édition et une traduction en anglais moderne. Dans l’essai contenu dans Les Monstres et les critiques, il propose comme à son habitude une interprétation du poème qui lui est personnelle, et qui met l’accent non sur les différences (sur la question de l’héroïsme) mais sur la continuité, du point de vue de la religion catholique.

Selon Tolkien, un des moments cruciaux du poème est celui où Sire Gauvain va se confesser et reçoit l’absolution, après avoir consenti, contrairement aux usages, à cacher au seigneur du château qu’il a accepté la ceinture de sa femme – il avait en effet, par jeu, promis au mari d’échanger avec lui tout ce qu’il recevrait ou gagnerait au cours de son séjour. Mais fallait-il vraiment qu’il confesse sa faute ? Puisqu’il le fait, ne devrait-il pas s’amender en restituant la ceinture ? Ou bien le poète n’a-t-il pas perçu la contradiction ?

Tolkien affirme que cette dernière possibilité est inconcevable, car elle réduirait le poète à n’être qu’un charlatan. Au contraire, la faute de Gauvain est selon Tolkien une infraction, non du code moral chrétien mais du code d’un jeu aristocratique dont le poète tenait à montrer qu’il est absolument subordonné au code moral chrétien. Même si le poème contient des réminiscences et des souvenirs intéressants du paganisme antique, il ne faut pas non plus que ces éléments prévalent dans l’interprétation du texte.

« L’Anglais et le gallois », « Un vice secret », « Discours d’adieu à l’université d’Oxford »

Les trois textes que l’on vient d’évoquer peuvent, de manière évidente, éclairer les propres œuvres fictionnelles de Tolkien, et cet éclairage est encore plus manifeste dans le cas de trois textes semi-autobiographiques. « L’Anglais et le gallois » décrit la fascination pour la langue galloise éprouvée par Tolkien depuis l’enfance et propose ensuite, d’une manière de nouveau très personnelle, une théorie sur ce qui fait la beauté intrinsèque d’une langue, qui tient avant tout à ses sonorités.

Dans « Un vice secret », le vice que Tolkien confesse est son besoin impérieux de créer des langues ; besoin qui selon lui est bien plus répandu qu’on ne le croit habituellement, et qui constitue une part importante des inventions humaines. Pour résumer, l’étude des langues n’a pas qu’un but utilitaire, elle possède également (ou devrait posséder) une dimension esthétique ; et la création de langues est un aspect important du désir de fantasy, totalement légitime, que les hommes éprouvent. Mais pourquoi n’est-il généralement pas connu ni accepté ?

Dans le dernier texte du volume, son « Discours d’adieu à l’université d’Oxford » prononcé en 1959 à l’occasion de son départ, J.R.R. Tolkien exprime sa foi en la littérature et donne quelques explications sur sa méthode, indiquant préférer « tenter d’extraire tout le suc d’une seule phrase ou d’approfondir les implications d’un seul mot plutôt que de tenter de résumer une période en une conférence ou de régler le sort d’un poète en un paragraphe ». Il revient aussi avec sévérité, et un peu d’amertume, sur les méfaits des « misologues » (comme il les appelle). Dans leur désir de faire étudier la littérature à l’Université, ils ont banni l’étude de la langue, et ont imposé le réalisme comme la littérature « légitime », reléguant aux marges la fantasy sous toutes ses formes.

J.R.R. Tolkien défend au contraire l’idée que la philologie est « le fondement des humanités », et que la « littérature » comme la « langue » sont intimement liés. L’on comprend enfin qu’il commente son œuvre elle-même lorsqu’il affirme : « [la philologie] a sauvé de l’oubli et de l’ignorance les documents qui nous restent, et présenté aux amoureux de la poésie et de l’histoire des fragments d’un passé noble qui, sans elle, serait resté obscur et enterré à jamais ». En un sens, c’est toute son œuvre qui apparaît comme une sorte de « philologie fictionnelle ».

Du conte de fées

La plupart des thèmes mentionnés ici se retrouvent dans l’important essai Du conte de fées (à l’origine, une conférence prononcée en 1939). Les contes de fées sont un bon exemple d’une forme de fantasy qui a été marginalisée, ayant été laissée pendant des siècles aux enfants et à leurs nourrices d’origine sociale populaire, et considérée comme indigne de l’intérêt des universitaires (des hommes ayant reçu une éducation), avant que les frères Grimm ne se portent à leur secours – ils peuvent être considérés comme les prédécesseurs de Tolkien.

Cette marginalisation a donné naissance à une série de préjugés malheureux sur les fées et la Faërie, que Tolkien réfute en détail. Puis il montre un aspect positif, l’importance de l’eucatastrophe dans les contes de fées et dans les genres proches comme les ballades traditionnelles ; et il défend l’idée que la sub-création présente dans toute la fantasy est un droit inné à tout homme. Les mythes créés ou inventés par les hommes sont les échos du mythe qui les a eux-mêmes créés. Les contes de fées, comme les histoires d’ogres, de dragons, et de géants verts qui changent d’apparence (voir plus haut le texte sur Sire Gauvain) sont absolument compatibles avec la foi chrétienne.

On peut voir un dernier exemple de référence à sa propre œuvre cachée dans ce texte, lorsque Tolkien estime que, de même que les hommes racontent des histoires sur les fées, celles-ci racontent sans doute des histoires sur les hommes. Mais puisque les contes de fées parlent souvent de moyens d’échapper à la mort, que peuvent donc bien raconter les histoires sur les hommes ? La réponse, bien sûr, est que de telles histoires existent, dans le « Silmarillion », encore inédit lorsque Tolkien a donné cette conférence ; et en particulier dans les « grands contes », les histoires de Beren, de Túrin, de Tuor et Eärendil, où des hommes changent le cours de l’Histoire elfique, dont seuls les Elfes se souviennent. Et à la fin de l’histoire de Beren, c’est à l’immortalité que Lúthien, la jeune Elfe, choisit d’échapper.

Ainsi, les sept textes réunis dans ce volume éclairent non seulement leurs sujets déclarés, mais aussi, tout au long, la vie intellectuelle et créative de leur auteur, et son Legendarium.