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Lettre à Stanley Unwin, son éditeur ,16 décembre 1937

« M. Sacquet a commencé comme un récit comique au milieu de Nains conventionnels et inconsistants sortis d’un conte de fées de Grimm, et a été attiré jusqu’au bord de cette mythologie – si bien que même Sauron le terrible est apparu à cet endroit. »

Cher Monsieur Unwin,

J’ai été malade et suis toujours un peu chancelant, et j’ai eu d’autres ennuis propres au commun des mortels, si bien que je n’ai pas vu le temps passer : je n’ai pratiquement rien accompli d’aucune sorte depuis que nous nous sommes vus. La lettre du Père Noël de 1937 n’est pas encore écrite … 

Ma plus grande joie est d’apprendre que le Silmarillion n’est pas rejeté avec mépris. Je souffrais d’un sentiment de peur et de perte, tout à fait ridicule, depuis que j’avais laissé partir ces absurdités qui me sont chères et personnelles ; et je pense que si elles vous avaient semblé absurdes, j’en aurais été vraiment accablé. Je ne me soucie pas de la version en vers qui, malgré certains passages méritoires, présente de graves défauts, car elle n’est pour moi que la matière première. Mais j’espère désormais avoir un jour la chance, ou les moyens, de publier le Silmarillion ! Le commentaire de votre lecteur me procure beaucoup de joie. Je suis désolé que les noms lui aient arraché les yeux – je crois personnellement (et ici je crois être un bon juge) qu’ils sont bons, et contribuent largement à l’effet. Ils sont cohérents et logiques, et créés à partir de deux formules linguistiques apparentées, si bien qu’ils atteignent à une réalité pas entièrement atteinte, à mon sens, chez d’autres inventeurs de noms (disons Swift ou Dunsany !). Inutile de dire qu’ils ne sont pas celtiques ! Les récits non plus. Je connais en effet des choses celtiques (dont beaucoup dans leurs langues originales, l’irlandais et le gallois), et ressens pour elles une certaine aversion : en grande partie à cause de leur déraison fondamentale. Elles ont de brillantes couleurs mais ressemblent à un vitrail brisé recomposé au hasard. Elles sont effectivement « folles », comme le dit votre lecteur – mais moi je ne pense pas être fou. Néanmoins je lui suis très reconnaissant de ses paroles, et savoir que le style sert bien mon dessein et même prime sur la nomenclature m’encourage particulièrement.

Je ne pensais pas que rien de ce que je vous ai déposé ferait l’affaire. Mais en revanche je voulais savoir si la moindre chose avait une quelconque valeur extérieure, autre que personnelle. Je pense qu’il est clair que sans même parler de cela, une suite à Bilbo le Hobbit, ou un successeur, est requise. Je promets d’y réfléchir avec attention. Mais je suis sûr que vous comprendrez si je vous dis que la construction d’une mythologie élaborée et cohérente (et de deux langues) occupe plutôt l’esprit, et que je porte les Silmarils dans mon cœur. Si bien que Dieu seul sait ce qui se passera. M. Sacquet a commencé comme un récit comique au milieu de Nains conventionnels et inconsistants sortis d’un conte de fées de Grimm, et a été attiré jusqu’au bord de cette mythologie – si bien que même Sauron le terrible est apparu à cet endroit. Et qu peuvent faire de plus les Hobbits ? Ils peuvent être comiques, mais leur côté comique est policé, à moins d’être confronté à des choses plus essentielles. Mais les meilleures histoires concernant les Orques et les Dragons (à mon avis) se sont déroulées avant leur époque. Peut-être une nouvelle direction (même si elle est similaire) ? Pensez-vous que Tom Bombadil, l’esprit de la campagne (en voie de disparition) d’Oxford et du Berkshire, puisse être érigé en héros d’une histoire ? Ou bien est-il, comme je le soupçonne, totalement enchâssé dans les poèmes ci-joints ? Néanmoins, je pourrais étoffer son portrait.

Quelle sont les quatre illustrations en couleur que vous utilisez ? Les cinq originaux ont-ils déjà été retournés ? En reste-t-il un de disponible du dragon sur son trésor ? Je dois donner une conférence sur les dragons (au Muséum d’histoire naturelle) et ils veulent une illustration pour en faire une diapositive.

Pourrais-je avoir quatre exemplaires supplémentaires de Bilbo le Hobbit au tarif réservé à l’auteur, pour en faire des cadeaux de Noël ?

Je me permets de vous souhaiter un bon voyage – et un retour sans encombre. Je suis censé passer sur la BBC le 14 janvier, mais je suppose que cela sera après votre retour. Je serai impatient de vous revoir.

Bien amicalement,

J.R.R. Tolkien

P.S. : J’ai reçu plusieurs demandes, de la part d’enfants et d’adultes, concernant les runes, pour savoir si elles sont réelles et peuvent être lues. Certains enfants ont essayé de les décoder. Serait-ce une bonne chose de fournir un alphabet runique ? J’ai dû en recopier un pour plusieurs personnes. Veuillez excuser le caractère peu soigné et décousu de cette lettre. Je ne me sens qu’à moitié vivant. JRRT.

J’ai bien reçu dans un courrier ultérieur la Geste (en vers) ainsi que le Silmarillion et les fragments annexes.