Lettre à W.H. Auden, poète, 7 juin 1955
« Tout ce dont je me souviens à propos de la naissance du Hobbit est que je corrigeais des copies du School Certificate, usé comme chaque année par cette éternelle besogne infligée aux universitaires impécunieux qui ont des enfants. Sur une page blanche, j’ai griffonné : “Au fond d’un trou vivait un Hobbit.” Sans savoir pourquoi, aujourd’hui encore. »
Cher Auden,
J’ai été très content d’avoir de vos nouvelles, et heureux de sentir que je ne vous avais pas ennuyé. Vous allez sans doute être de nouveau bon, j’en ai peur, pour une plutôt longue lettre ; mais vous pourrez en faire ce que vous voudrez. Je la tape à la machine, pour qu’elle puisse au moins être lue rapidement. Je ne pense pas vraiment être terriblement important. J’ai écrit la Trilogie pour ma satisfaction personnelle, et y ai été conduit par le manque de livres du genre de ce que je désirais lire (et ceux qui existaient étaient souvent très hybrides). Lourd travail ; et comme l’auteur d’Ancrene Wisse le dit à la fin de son œuvre : « Je préférerais, Dieu m’en soit témoin, partir à pied pour Rome que de recommencer ce travail ! » Mais contrairement à lui, je n’aurais pas dit : « Lis de ce livre chaque jour, pendant ton loisir ; et j’espère que si tu le lis souvent il se révélera très bénéfique pour toi ; dans le cas contraire, j’aurai bien mal utilisé ces longues heures. » Je ne pensais pas beaucoup au profit ou au plaisir des autres ; même si personne ne peut vraiment écrire, ou faire quoi que ce soit pour des raisons purement personnelles.
Cependant, lorsque la BBC engage quelqu’un d’aussi important que vous pour parler en public de la Trilogie, non sans faire référence à l’auteur, le plus modeste (en tout cas, réservé) des hommes, que son instinct conduit à dissimuler sous un vêtement mythique et légendaire la connaissance qu’il a de lui-même et les leçons de la vie qu’il a apprises, ne peut s’empêcher d’y songer en des termes personnels ; et de trouver intéressant, et difficile également, de s’exprimer de manière à la fois concise et exacte.
Le Seigneur des Anneaux, en tant qu’histoire, a été achevé il y a si longtemps que je peux l’envisager dans une large mesure de façon impersonnelle, et trouver les « interprétations » tout à fait amusantes ; y compris celles que je pourrais faire moi-même, qui sont pour la plupart post scriptum : j’avais très peu d’intentions particulières, conscientes, intellectuelles à l’esprit, à aucun moment*. A l’exception de quelques critiques délibérément désobligeantes, comme celle du vol. 2 parue dans le New Statesman et dans laquelle vous et moi étions tous deux éreintés à coups de « pubescent » et « infantilisme », ce que les lecteurs élogieux ont tiré du livre ou y ont lu m’a semblé bien vu, même lorsque je ne suis pas d’accord. Toujours à l’exception, bien entendu, de toute « interprétation » allant dans le sens de la simple allégorie : c’est-à-dire en rapport avec le particulier et l’actualité. Dans un sens plus large, il est impossible, j’imagine, d’écrire une « histoire » qui ne soit pas allégorique dans la mesure où elle « naît à la vie » ; car chacun de nous est une allégorie, incarnant dans un récit particulier et revêtu des habits de l’époque et du lieu, la vérité universelle et la vie éternelle. En tout cas, la plupart des personnes qui ont apprécié Le Seigneur des Anneaux ont été touchées avant tout par l’histoire palpitante ; et c’est bien ainsi qu’il a été écrit. Même si l’on n’échappe pas, bien sûr, à la question « de quoi cela parle-t-il ? » par cette porte dérobée. Ce serait comme de répondre à une question d’esthétique en parlant d’un point technique. J’imagine que si quelqu’un fait un choix judicieux quant à un « bon récit » (ou du « bon théâtre ») à un moment donné, on s’apercevra également par la même occasion que l’événement décrit est des plus « significatifs ».
Pour en venir, si je puis, à la « touche personnelle » et à la question de mon point de départ. C’est un peu comme de demander quand le langage est apparu chez l’Homme. C’était une évolution inévitable, quoique liée aux circonstances, de celui qui naît. Je les ai toujours eus : cette sensibilité aux structures linguistiques qui affectent mes émotions comme la couleur ou la musique ; cet amour passionné pour les choses qui grandissent ; et cette profonde réceptivité aux légendes (à défaut d’un meilleur terme) possédant ce que j’appellerai le tempérament et l’atmosphère du nord-ouest. En tout cas, si vous désirez écrire un récit de ce genre, vous devez prendre en compte vos racines, et un homme du nord-ouest du Vieux Monde placera son cœur et l’action de son récit dans un monde imaginaire avec cette atmosphère et cette situation : avec à l’ouest la Mer sans Rivages, celle de ses innombrables ancêtres, et à l’est les terres sans fin (d’où proviennent essentiellement les ennemis). Bien que, en outre, son cœur puisse se rappeler, même s’il a été coupé de toute tradition orale, la rumeur qui court le long des côtes au sujet des Hommes venus de la Mer.
J’écris cela à propos du « cœur », car j’ai ce que d’aucuns pourraient appeler un complexe de l’Atlantide. Peut-être héréditaire, même si mes parents sont morts trop jeunes pour que je sache de telles choses à leur sujet, et trop jeune pour me les transmettre par les mots. Héréditaire pour l’un (je crois) de mes enfants seulement, même si je n’ai appris cela sur mon fils que récemment, et il ne le savait pas pour moi. Je parle ici de ce rêve terrible et récurrent (aussi vieux que mes souvenirs) de la Grande Vague, gigantesque, qui s’approche inexorablement passant au-dessus des arbres et des prés verts. (Je l’ai légué à Faramir.) Je ne crois pas l’avoir refait depuis que j’ai écrit la Chute de Númenor, la dernière légende des Premier et Deuxième Âges.
Je suis des West Midlands par mon sang (et j’ai pris goût au haut moyen anglais des West Midlands comme langue connue dès que je l’ai vu), mais peut-être qu’un trait de mon histoire personnelle expliquera en partie pourquoi « l’atmosphère du nord-ouest » m’attire à la fois comme une « patrie » et une découverte. Je suis en fait né à Bloemfontein, et ces impressions profondément ancrées, ces souvenirs latents de ma prime enfance, qui sont encore disponibles sous forme d’images pour être analysés, sont donc pour moi ceux d’un pays chaud et desséché. Mon premier souvenir de Noël est d’un soleil éclatant, de rideaux tirés et d’un eucalyptus qui se fane.
J’ai bien peur que tout cela ne commence à être d’un ennui épouvantable, et ne soit trop long, en tout cas plus long que ne le mérite « cette personne indigne qui se tient devant vous ». Mais il est difficile de s’arrêter une fois lancé sur un sujet aussi passionnant pour nous que nous-même. Quant aux circonstances de départ : je suis particulièrement conscient de celles liées à la langue. Je suis allé à la King Edward’s School et j’ai consacré l’essentiel de mon temps à apprendre le latin et le grec ; mais j’ai également appris l’anglais. Pas la littérature anglaise ! À l’exception de Shakespeare (que je détestais cordialement), le principal contact avec la poésie consistait à devoir tenter d’en traduire en latin. Ce n’est pas une mauvaise initiation, même si c’est un peu superficiel. J’entends par appris l’anglais des notions de la langue et de son histoire. J’ai appris l’anglo-saxon à l’école (ainsi que le gotique, mais c’était accidentel et sans aucun lien avec le programme, même si cela a été décisif : j’ai découvert à cette occasion non seulement la philologie historique moderne, qui faisait appel au côté historique et scientifique, mais aussi, pour la première fois, l’étude d’une langue par pur amour ; je veux dire pour l’amour du plaisir esthétique intense tiré d’une langue prise pour elle-même, non seulement sans souci de son utilité, mais même sans qu’elle soit le « médium d’une littérature »).
Il y a deux fils, ou trois. Un autre est la fascination que j’éprouvais depuis l’enfance pour les noms gallois, même seulement aperçus sur les wagons de charbon ; et bien que l’on ne m’ait donné que des livres incompréhensibles pour un enfant, lorsque je demandais à en savoir plus. Je n’ai appris le gallois que lorsque je suis devenu étudiant, et j’y ai trouvé une satisfaction linguistico-esthétique permanente. L’espagnol en est encore un autre : mon tuteur était à moitié espagnol, et dans ma prime jeunesse, je chipais régulièrement ses livres pour tenter d’apprendre la langue : la seule langue romane à me procurer ce plaisir particulier dont je parle ; ce n’est pas tout à fait la même chose que la simple perception de la beauté ; je perçois la beauté de l’italien, par exemple, ou même, sur ce point, de l’anglais moderne (qui est très éloigné de mes goûts personnels), mais ce plaisir est plutôt comme de l’appétit pour une nourriture indispensable. Plus importante peut-être, après le gotique, a été la découverte dans la bibliothèque d’Exeter College, alors que j’étais censé étudie pour les Honour Mods, d’une grammaire finnoise. Ce fut comme de découvrir toute une cave remplie de bouteilles d’un vin extraordinaire, d’une sorte et d’un goût jamais connus jusqu’alors. J’en ai été totalement grisé ; et j’ai abandonné ma tentative d’invention d’une langue germanique « inédite », et ma « langue à moi », ou bouquet de langues inventées, a pris fortement la marque du finnois dans sa structure phonétique et sa syntaxe.
Tout cela est bien loin désormais, bien sûr. Les goûts linguistiques changent comme tout le reste, au fil du temps ; ou oscillent entre des pôles. Le latin et le celte dans son versant britannique ont le dessus en ce moment, suivis de près de l’anglo-saxon, magnifique dans sa coordination et sa syntaxe (quoique simple), puis un peu plus loin le vieux norrois, en compagnie du finnois, proche mais différent. Du britannique roman, ne pourrait-on dire ? Avec un fort apport, mais plus récemment, venu de la Scandinavie et de la Baltique. Bon, de tels goûts linguistiques, avec une nécessaire tolérance pour l’habillage scolaire, sont (je suppose) un test d’ascendance aussi bon, voire meilleur, que les groupes sanguins.
Tout cela pour le seul arrière-plan des histoires, même si les langues et les noms ne peuvent être selon moi séparés des histoires. C’est, et c’était, pour ainsi dire, une tentative pour fournir un arrière-plan ou un monde dans lequel l’expression de mes goûts linguistiques pourrait avoir une fonction. Les histoires sont venues tardivement, en comparaison.
C’est vers sept ans que j’ai essayé pour la première fois d’écrire une histoire. C’était à propos d’un dragon. Je ne me rappelle rien à son sujet, à l’exception d’un détail philologique. Ma mère n’a rien dit du dragon, mais m’a fait remarquer que l’on ne pouvait pas dire « un vert grand dragon » et qu’il fallait dire « un grand dragon vert ». Je me suis demandé pourquoi, et me le demande encore. Que je me souvienne de cela est peut-être significatif, car je ne crois pas avoir jamais essayé d’écrire à nouveau pendant de nombreuses années, et je me suis mis à étudier la langue.
J’ai mentionné le finnois, parce que c’est ce qui a lancé la locomotive de l’histoire. J’étais formidablement attiré par ce qui possédait l’atmosphère // du Kalevala, même dans la mauvaise traduction de Kirby. Je n’ai jamais appris suffisamment de finnois pour faire mieux que de simplement lire laborieusement des bouts de l’original, comme un écolier avec Ovide ; étant essentiellement absorbé par ses conséquences sur « ma langue à moi ». Mais l’origine du legendarium, dont la Trilogie fait partie (est la conclusion) s’inscrit dans une tentative pour réorganiser une partie du Kalevala, en particulier le récit de Kullervo l’infortuné, sous une forme mienne. Cela a commencé, comme je le disais, à l’époque des Honour Mods ; de manière presque désastreuse, puisque je suis passé tout près de me voir enlever ma bourse, et même d’être renvoyé. Disons, en 1912 ou 1913. En poursuivant, j’ai même écrit de la poésie. Toutefois, la première véritable histoire de ce monde imaginaire, alors presque entièrement sous sa forme actuelle, a été écrite en prose au cours d’une permission pour raisons médicales, à la fin de 1916 : La Chute de Gondolin, que j’ai eu le front de lire à l’Essay Club d’Exeter College en 1918. J’ai écrit beaucoup d’autres choses à l’hôpital avant la fin de la Première Guerre.
J’ai continué, une fois rentré ; mais mes tentatives pour faire publier quoi que ce soit ont échoué. Bilbo le Hobbit était, à l’origine, absolument indépendant, mais a été inéluctablement attiré sur les bords de la grande construction ; et, par là même, il l’a modifiée. Il était hélas vraiment conçu, pour autant que j’en aie été conscient, comme une « histoire pour enfants », et comme je n’avais pas encore acquis assez de bon sens et que mes enfants n’étaient pas encore assez âgés pour me corriger, Bilbo contient dans son ton un peu de la stupidité que j’ai prise sans y penser à ces choses que l’on m’avait servies à moi-même, de même qu’il peut arriver à Chaucer de reprendre un cliché à un ménestrel. Je le regrette profondément. Tout comme les enfants intelligents.
Tout ce dont je me souviens à propos de la naissance de Bilbo le Hobbit est que je corrigeais des copies du School Certificate, usé comme chaque année par cette éternelle besogne infligée aux universitaires impécunieux qui ont des enfants. Sur une page blanche, j’ai griffonné : « Dans un trou vivait un Hobbit. » Sans savoir pourquoi, aujourd’hui encore. Je n’en ai rien fait, pendant longtemps, et pendant des années cela n’est pas allé plus loin que la réalisation de la Carte de Thror. Mais c’est devenu Bilbo le Hobbit au début des années 30, avant d’être finalement publié, non en raison de l’enthousiasme de mes propres enfants (même s’ils l’appréciaient bien**), mais parce que je l’ai prêté à celle qui était alors la Rév[érende] Mère de Cherwell Edge alors qu’elle avait la grippe, et qu’une ancienne étudiante, qui travaillait à l’époque chez Allen & Unwin, l’a vu. Bilbo a, je crois, été testé sur Rayner Unwin, sans qui (une fois devenu adulte) je pense que je n’aurais jamais pu faire paraître la Trilogie.
En raison du succès de Bilbo le Hobbit, on a demandé une suite ; et les anciennes Légendes Elfiques ont été refusées. Un lecteur de l’éditeur a estimé qu’elles contenaient trop de ce type de beauté celtique qui, à forte dose, rend fous les Anglo-Saxons. Sans doute à juste titre. En tout cas, j’ai moi-même constaté la valeur des Hobbits en plaçant de la terre sous les pieds du « romance », et en proposant des sujets à l’« ennoblissement » et des héros dignes de plus d’éloges que les professionnels : nolo heroizari est, bien entendu, un aussi bon début pour un héros que nolo episcopari pour un évêque. Non que je sois un « démocrate » dans un des quelconques usages modernes du terme ; sauf que, je suppose, pour parler en termes littéraires, nous sommes tous égaux devant le Grand Auteur, qui deposuit potentes de sede et exaltavit humiles.
Malgré tout, je n’étais pas prêt à écrire une « suite », dans le sens d’une autre histoire pour enfants. J’avais commencé à réfléchir aux « Contes de Fées » et à leur rapport avec les enfants : j’en ai intégré quelques conclusions dans une conférence à St Andrews, que j’ai fini par développer et publier dans un Essai (qui fait partie de la liste des Essays Presented to Charles Williams, aux O.U.P., volume que l’on a laissé s’épuiser de la manière la plus mesquine). Ayant exprimé l’idée que le rapport établi par l’esprit moderne entre les enfants et les « contes de fées » est erroné et fortuit, et nuit aux histoires en elles-mêmes comme aux enfants, j’ai voulu essayer d’en écrire une qui ne soit pas du tout destinée aux enfants (en tant que tels) ; et je voulais également une grande toile.
Cela a naturellement demandé beaucoup de travail, car je devais établir un lien avec Bilbo le Hobbit ; mais davantage encore pour ce qui concernait l’arrière-plan mythologique. Cela devait également être réécrit. Le Seigneur des Anneaux n’est que la partie finale d’une œuvre presque deux fois plus longue, à laquelle j’ai travaillé entre 1936 et 1953. (Je désirais que tout cela fût publié dans l’ordre chronologique, ce qui s’est révélé impossible.) Et il fallait aussi s’occuper des langues ! Si j’avais pris en considération mon propre plaisir plutôt que l’appétit des lecteurs potentiels, il y aurait eu beaucoup plus d’elfique dans le livre. Mais même les bribes qui s’y trouvent demandaient, pour avoir un sens, deux systèmes phonologiques et deux grammaires organisés, ainsi qu’un lexique développé.
À soi tout seul, cela aurait été une lourde tâche ; mais j’ai aussi été relativement consciencieux dans mon enseignement et mes tâches adminstratives, et j’ai changé de chaire en 1945 (mettant au rebut tous mes cours antérieurs). Et pendant la Guerre, bien sûr, il n’y avait souvent pas de temps à consacrer à des activités rationnelles. Je suis resté bloqué pendant une éternité à la fin du Livre Trois. J’ai écrit le Livre Quatre sous forme de feuilleton et l’ai envoyé à mon fils, soldat en Afrique en 1944. Les deux derniers ont été écrits entre 1944 et 1948. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’idée centrale de cette histoire est un produit de la guerre. On y était déjà arrivé depuis l’un des plus anciens chapitres qui aient été conservés (Livre I, 2). Elle était vraiment là, présente en germe, depuis le début, même si je n’avais pas d’idée consciente de ce que le Nécromancien représentait (hormis le Mal, toujours récurrent) dans Bilbo le Hobbit, ni de son rapport avec l’Anneau. Mais si l’on voulait repartir de la fin de Bilbo le Hobbit, je crois que l’anneau était un choix inévitable pour faire le lien. Si l’on voulait, ensuite, un grand récit, l’Anneau devait tout de suite prendre une majuscule ; et le Seigneur Ténébreux apparaîtrait immédiatement. C’est ce qu’il a fait, de son propre chef, dans l’âtre de Cul-de-Sac, dès que j’en suis arrivé à ce point du récit. La Quête centrale a donc commencé tout de suite. Mais j’ai rencontré en chemin de nombreuses choses qui m’ont étonné. Tom Bombadil, je le connaissais déjà ; mais je n’étais jamais allé à Bree. Voir Grands-Pas assis dans son coin à l’auberge a été un choc, et je n’avais pas plus d’idée que Frodo sur son identité. Les Mines de la Moria n’avaient été jusqu’alors qu’un nom, et au sujet de la Lothlórien rien n’était parvenu à mes oreilles de mortel jusqu’à ce que je m’y rende. Au loin, je savais que vivaient les Seigneurs des chevaux, aux confins d’un ancien Royaume des Hommes, mais la Forêt de Fangorn a été une aventure imprévue. Je n’avais jamais entendu parler de la Maison d’Eolr, ni des Intendants du Gondor. Plus troublant encore, Saruman ne m’avait jamais été révélé, et j’ai été tout aussi perplexe que Frodo lorsque Gandalf a manqué son rendez-vous du 22 septembre. Les Palantíri m’étaient inconnus, même si au moment où la Pierre d’Orthanc a été jetée de la fenêtre, je l’ai reconnue et j’ai compris le sens de la « chanson de la Tradition » qui trottait dans mon esprit : Sept étoiles et sept pierres et un arbre blanc. Ces vers et ces noms ont tendance à surgir, mais ils ne s’expliquent pas toujours. Il me reste encore tout à découvrir sur les chats de la Reine Berúthiel. En revanche, je connaissais plus ou moins tout du rôle de Gollum, et de Sam, et je savais que le chemin était gardé par une Araignée. Et si cela a un quelconque rapport avec la tarentule qui m’a piqué lorsque j’étais un tout jeune enfant, les gens sont libres de le penser (en supposant, ce qui est improbable, que cela intéresse quelqu’un). Je puis seulement dire que je ne m’en souviens absolument pas, que je ne serais pas au courant si on ne me l’avait pas raconté ; que je ne déteste pas particulièrement les araignées, et que je n’ai aucun besoin de les tuer. D’ordinaire, je sauve celles que je trouve dans la baignoire !
Voilà que je deviens vraiment bavard. J’espère vraiment que vous ne vous serez pas mortellement ennuyé. J’espère également vous revoir. Dans ce cas, nous pourrons peut-être parler de vous et de votre travail, non du mien. En tout cas, votre intérêt pour le mien est un encouragement formidable.
Avec mes meilleurs vœux, bien amicalement,
J. R. R. Tolkien
* Prenez les Ents, par exemple. Je ne les ai pas du tout inventés de manière consciente. Le chapitre intitulé « Sylvebarbe », à partir de la première intervention de Sylvebarbe, p. 66 [p. 501], a été écrit d’une seule traite, à peu près tel qu’on le lit, et l’effet produit sur moi (sauf pour la douleur causée par cette tâche) a été presque comme lire le travail d’un autre. Et j’aime désormais les Ents parce qu’ils semblent n’avoir aucun rapport avec moi. J’imagine qu’il se passait quelque chose dans mon « inconscient » depuis quelque temps, ce qui explique mon impression permanente, en particulier lorsque j’étais bloqué, que je n’étais pas en train d’inventer mais de relater (de manière imparfaite) et que je devais par moments attendre que « ce qui s’était réellement passé » se fît jour. Mais en y resongeant de manière analytique, je dirai que les Ents sont composés de philologie, de littérature et de vie. Ils doivent leur nom aux eald enta geweorc de l’anglo-saxon, ainsi qu’à leur rapport à la pierre. Leur présence dans l’histoire est due, je pense, à l’amère déception et au dégoût ressenti à l’école devant l’usage médiocre que fait Shakespeare de la venue de « la grande forêt de Birnam vers le sommet de Dunsinane »: je mourais d’envie de concevoir un cadre dans lequel les arbres pourraient réellement partir en guerre. Et dans cela s’est faufilé un simple fait tiré de mon expérience, la différence entre l’attitude « masculine » et « féminine » à l’égard du monde sauvage, la différence entre l’amour dénué de possessivité et le jardinage.
** Pas plus, je pense, que Le Pays merveilleux des Snergs, de [E.A.] Wyke-Smith, Ernest Benn, 1927. Au vu de la date, je dirai qu’il s’agit sans doute d’une source littéraire inconsciente (!) pour les Hobbits et pour rien d’autre.