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Christopher Tolkien, ‘Contes et Légendes Inachevés de Númenor et de la Terre du Milieu’

« C’est, je suppose, un hommage au curieux effet que produit l’histoire, quand elle est construite sur un travail très élaboré et détaillé de sa géographie, de sa chronologie et de ses langues, que tant de personnes réclament à cor et à cri de “l’information” brute, du “savoir”… »

Lettre de Tolkien à Rayner Unwin, 6 mars 1955

Contes et légendes inachevés, édité par Christopher Tolkien, fut publié en 1980 peu de temps après Le Silmarillion. Le texte ci-dessous est adapté de son introduction au livre.

Celui qui se voit confier la responsabilité des écrits laissés par un auteur décédé est confronté à des problèmes difficiles à résoudre. Dans le cas des écrits inédits de J.R.R. Tolkien, lui-même était singulièrement critique et exigeant à l’égard de son propre travail, et il n’aurait jamais songé à autoriser la publication des récits – même les plus achevés – qui forment ce recueil, sans les avoir abondamment retravaillés.

Cependant il m’a paru que la nature et la portée de son invention conféraient à ces récits, même laissés de côté, un statut particulier. Que Le Silmarillion restât ignoré était, pour moi, impensable, et ce malgré son état chaotique. Après de longues hésitations, je pris sur moi de présenter l’œuvre non pas sous la forme d’une étude historique, d’un assemblage de textes divers associés par un commentaire ; mais comme une entité parachevée et en elle-même cohérente.

Sans doute les récits de Contes et Légendes Inachevés se situent-ils sur un tout autre plan que Le Silmarillion : envisagés dans leur ensemble, ils ne constituent pas un tout, et le livre n’est guère qu’un recueil de textes disparates quant à la forme, le dessin, le degré d’achèvement et la date de composition (et quant au traitement que je leur ai fait subir) où il est question de Númenor et de la Terre du Milieu. Mais l’argument en faveur de leur publication, s’il est de moindre poids, n’est pas différent de nature de celui invoqué pour motive la parution du Silmarillion.

Tous ceux qui n’auraient pas renoncé volontiers à certaines images : à Melkor et Ungoliant contemplant, depuis les cimes du Hyarmentir « les champs et les pâturages de Yavanna, tout d’or sous les hautes moissons des dieux » ; à la grande ombre portée par l’armée de Fingolfin, sous la lune à son premier lever dans l’Ouest ; à Beren rôdant sous l’apparence d’un loup près du trône de Morgoth ; à l’éclat du Silmaril soudain dévoilé dans l’obscur de la forêt de Neldoreth… ceux-là trouveront, j’en suis certain, que les imperfections d’ordre purement formel sont amplement compensées par la voix (que l’on entend ici pour la dernière fois) de Gandalf taquinant Saruman dans sa superbe, à la réunion du Conseil Blanc, en l’année 2851 ; ou à Minas Tirith, au lendemain de la Guerre de l’Anneau, racontant comment il en vint à envoyer les Nains à la fameuse fête du côté de Cul-de-Sac ; à la vision d’Ulmo, seigneur des Eaux, surgissant de la mer à Vinyamar; ou celle de Mablung de Doriath, se mussant « comme un rat d’eau » dans les ruines du pont de Nargothrond ; ou encore Isildur frappé à mort qui se dresse titubant hors des flots limoneux de l’Anduin.

Nombre des récits qui figurent dans ce recueil sont l’élaboration de faits relatés plus brièvement, ou au moins évoqués, ailleurs ; et il faut préciser d’emblée que risquent fort d’être déçus les lecteurs du Seigneur des Anneaux qui n’éprouvent nulle envie de pousser plus loin l’exploration en soi, se souciant fort peu d’apprendre comment sont organisés les Cavaliers de la Marche au Rohan, et abandonnant résolument à leur sort les Hommes Sauvages de la Forêt de Drúadan.

Mais quel que soit le point de vue adopté, certains, et je suis de ceux-là, trouveront une valeur autre que celle d’un simple dévoilement de détails curieux au fait d’apprendre que Vëantur le Númenoréen apporta son navire l’Entulessë, «·Le Retour·», aux Havres Gris à la faveur des vents de printemps, en l’an 600 du Deuxième Âge ; que la tombe d’Elendil le Grand fut érigée par son fils Isildur au sommet du Halifirien, le tertre de guet ; que le Noir Cavalier entrevu par les Hobbits, dans l’obscurité et le brouillard, sur l’appontement opposé du bac à Fertébouc, était Khamûl chef des Spectres de l’Anneau à Dol Guldur – ou même que l’absence de postérité de Tarannon, douzième roi du Gondor (un fait noté également dans Le Seigneur des Anneaux) était liée aux chats, jusqu’alors parfaitement mystérieux, de la reine Berúthiel.

Bâtir le livre fut difficile, et le résultat présente une certaine complexité. Les récits sont tous « inachevés », mais à des degrés divers et en des sens différents du mot; et ils ont requis un travail d’édition différent ; plus loin, je donne quelques indications sur chacun d’eux, mais je voudrais attirer ici l’attention sur quelques traits plus généraux.

Le plus important est la question de la «·cohérence·», qu’illustre de manière privilégiée « L’Histoire de Galadriel et Celeborn ». Il s’agit là d’un « Conte inachevé » au sens large ; non point d’un récit qui s’interrompt abruptement, comme c’est le cas pour « De Tuor et de sa venue à Gondolin », ni une série de fragments, comme « Cirion et Eorl », mais un récit qui, s’il apporte un fil essentiel à la trame historique de l’Histoire de la Terre du Milieu, n’a jamais reçu sa construction définitive, et moins encore une écriture parachevée. L’inclusion de récits et d’ébauches inédits sur ce sujet implique dès lors que l’on accepte d’emblée le récit narratif non pas comme une réalité fixe et préexistante, que l’auteur (en sa qualité de traducteur et de rédacteur) ne fait que « rapporter », mais comme une conception imaginaire mouvante et en pleine évolution dans son esprit.

« Beaucoup réclament comme vous des cartes, d’autres veulent des indications sur la géologie plutôt que sur les lieux ; beaucoup veulent des grammaires et phonologies elfiques et des exemples ; certains veulent de la métrique et de la prosodie… Les musiciens veulent des mélodies et une notation musicale ; les archéologues veulent des précisions sur la céramique et la métallurgie. Les botanistes veulent une description plus précise des mallorn, elanor, niphredil, alfirin, mallos et symbelmynë ; et les historiens veulent davantage de détails sur la structure sociale et politique du Gondor ; ceux qui ont des questions plus générales veulent des informations sur les Gens-des-chariots, le Harad, les origines des Nains, les Morts, les Béornides et les deux mages (sur cinq) disparus. »

Lettre de Tolkien à H. Cotton Minchin, 1956

Hormis quelques détails mineurs, tels des modifications de nomenclature, je n’ai introduit aucun changement tendant uniquement à assurer la cohérence de l’ouvrage au regard des œuvres publiées, mais au contraire, je me suis attaché à mettre en lumière, tout au long des récits, les contradictions et les variantes. A cet égard, les Contes et Légendes inachevés different pour l’essentiel du Silmarillion, où le but premier, encore que non exclusif, du travail d’édition avait été d’obtenir une cohérence, tant externe qu’interne.

De par son contenu, le présent ouvrage est entièrement narratif (ou descriptif) ; j’ai écarté tous les écrits qui avaient une dimension plus philosophique ou spéculative touchant Aman et la Terre du Milieu, et là où ces matières sont abordées, j’ai coupé court à leur développement. J’ai donné au texte une structure de pure commodité, fondée sur une division en Parties correspondant aux Trois Âges du Monde ; d’où bien entendu, quelques chevauchements, comme c’est le cas pour la légende d’Amroth qui figure dans « L’Histoire de Galadriel et Celeborn ».
La quatrième partie est une annexe, et elle peut exiger qu’on s’en explique dans un ouvrage intitulé Contes et légendes inachevés, car les morceaux qui la composent sont des études de portée générale et de caractère discursif, d’où l’élément narratif est quasiment absent. De fait, la section sur les Drúedain doit originellement son inclusion au conte de « La Pierre fidèle » qui en est un fragment ; et cette section m’a incité à introduire celles sur les Istari et sur les Palantíri, sujets pour lesquels bien des gens ont manifesté de la curiosité, et ce livre paraissant le bon endroit où exposer tout ce qu’il y avait à en dire.