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Nicole Guedeney, ‘Le Seigneur des Anneaux, ou comment survivre à la peur et au désespoir’

Nicole Guedeney, pédopsychiatre, applique une théorie psychanalytique à certaines relations centrales dans le livre et étudie comment amour et amitié fournissent la motivation essentielle à l’histoire.

Si je ne devais emporter qu’un seul livre sur une île déserte, ce serait Le Seigneur des Anneaux. C’est un livre que je relis très régulièrement, dans des périodes de grande tension où j’aspire au réconfort et à une certaine sécurité. et je me suis souvent demandée pourquoi je relisais si régulièrement ce livre, question restée longtemps sans réponse. Jusqu’au jour où, alors que je lisais la biographie de J.R.R. Tolkien par Humphrey Carpenter, enfin traduite en Français, se surimposa une autre biographie, un autre visage, celui d’un psychanalyste et pédopsychiatre anglais, de vingt ans plus jeune que Tolkien, John Bowlby. Ce pédopsychiatre élabora, entre 1930 et 1990, la théorie de l’Attachement, qui continue de révolutionner notre compréhension actuelle des relations interpersonnelles, chez l’enfant comme chez l’adulte.

Le bras de Sauron

La superposition de ces deux biographies m’avait soudain donné un nouvel angle de lecture. Une thématique m’apparut alors centrale dans ces deux œuvres, celle romanesque de Tolkien, et celle scientifique, élaborée par Bowlby dans son ouvrage Attachement et Perte paru en trois tomes entre 1969 et 1982 : celle du désespoir et de la peur qui peuvent étreindre un être humain lorsqu’il se retrouve, seul, face à la perte ou au danger. C’est également la capacité de l’être humain à surmonter cette peur et ce désespoir grâce à la force des liens interpersonnels. J’espère ainsi illustrer « l’applicabilité variable » du Seigneur des Anneaux suivant « [ma] pensée et [mon] expérience » de lectrice (selon la formule de Tolkien) en proposant une lecture « attachementiste » du roman. Cette lecture se limitera aux personnages des Peuples Libres, qu’ils appartiennent à la Communauté de l’Anneau ou qu’ils aident à la destruction de l’Anneau : j’envisagerai successivement les sentiments négatifs éprouvés par les personnages, les figures d’attachement, la manière dont l’aide est accordée et demandée ; c’est ainsi qu’apparaît l’enjeu fondamental que représente l’attachement, dans toutes ses modalités, y compris pour l’achèvement de la « quête »,

La théorie de l’attachement s’intéresse à ce qui permet à l’être humain, tout au long de sa vie, de réguler les émotions de peur et de chagrin, et de faire face aux situations d’alarme et de détresse, en s’appuyant sur les liens avec des personnes spécifiques, les figures d’attachement. La théorie de l’attachement n’est pas une théorie générale du fonctionnement humain : elle n’est pertinente que lorsque nous sommes confrontés aux situations de peur et de détresse.

Les émotions négatives éprouvées par les personnages du Seigneur des Anneaux.

La peur est l’émotion basique déclenchée par toute situation d’alarme. Le danger et les situations de menace sont permanents dans Le Seigneur des Anneaux ; ils sont déclenchés par les stimuli les plus classiquement anxiogènes. Tout ce qui évoque la nuit, le noir ou les ténèbres suscite l’angoisse. La situation de solitude représente pour les héros une situation de danger. On trouve également les stimuli très spécifiques comme le non familier et l’inconnu. Enfin les séparations plus longues que ce que souhaitent les héros, ou les menaces de séparation représentent aussi une situation d’alarme. Ainsi, Tolkien décline le registre de la peur selon toutes ses expressions, depuis la simple inquiétude jusqu’à la terreur paralysante et dans une répétition quasi obsédante qui submerge les héros comme le lecteur. Tous les personnages éprouvent la peur, même les plus héroïques comme Aragorn ou Gandalf, même les plus forts comme Elrond.

Les émotions liées à la détresse et à la vulnérabilité sont également ressenties par tous : il s’agit du désespoir ou du chagrin, de la tristesse, de la lassitude, de l’épuisement, du vécu de vulnérabilité ou d’impuissance, et enfin du sentiment d’abandon. Peur et détresse sont souvent associées dans une même phrase : « terreur et mort » ; « horreur et désespoir », « chagrin et inquiétude », « crainte et chagrin », comme s’en plaint Frodo auprès de Faramir, lors de leur rencontre en Ithilien : « je suis las, chargé de chagrin et j’ai peur » (Livre IV, ch. 5).

Les figures d’attachement dans Le Seigneur des Anneaux

Contenir la peur ou la détresse, apprendre à les réguler, à ne pas en être submergé, sont des tâches centrales du développement du bébé humain. L’enfant ne peut y arriver tout seul, du fait de son immaturité. Il a besoin d’adultes qui, au début, vont faire le travail à sa place puis, progressivement, avec leur aide il développe ses propres ressources pour atteindre une vraie autonomie de fonctionnement. Ces adultes qui prennent soin du bébé sont ses premières figures d’attachement. Dans cette théorie, être attaché à quelqu’un veut dire rechercher cette personne spécifique en cas de détresse ; seule sa présence, réelle ou évoquée, apporte un sentiment de sécurité. Toute séparation subie d’avec cette figure provoque un sentiment d’inconfort et d’insécurité.

Au fur et à mesure du développement, l’enfant devenu adolescent puis adulte, tisse de nombreuses relations interpersonnelles. Ces relations ont différentes fonctions. L’attachement en est une des dimensions possibles. On peut ainsi avoir une relation uniquement amoureuse ou érotique, ou une relation amicale, sans attendre de ces personnes qu’elles contribuent à notre sentiment de sécurité. On peut aussi nouer une relation d’attachement avec des personnes différentes. Ces dimensions, sexuelle, sécurisante et/ou affiliative, peuvent aussi être plus ou moins associées dans une relation à une seule personne : l’exemple type dans notre société occidentale est la relation de couple durable.

Quels sont les personnages qui jouent le rôle de figures d’attachement dans le Seigneur des Anneaux ? Gandalf, Galadriel ou les personnages royaux d’Aragorn et de Faramir sont les archétypes des figures protectrices. Leur évocation suffit, par elle-même, à apporter réconfort et sentiment de sécurité aux Hobbits qui trouvent alors leurs propres solutions. Par exemple, pour Merry aux mains des Orques : « à chaque instant lui venait à l’idée la vision spontanée du visage attentif de Grands Pas penché sur une piste sombre, et courant, courant derrière » (Livre III, ch. 3) ou la fiole de lumière de Galadriel évoquée par Sam :

Puis comme il se tenait là, environné de ténèbres et le cœur empli de colère et d’un sombre désespoir, il lui sembla voir une lumière : une lumière dans son esprit… il vit la Dame Galadriel debout dans l’herbe de Lórien…

« Et vous, Porteur de l’Anneau, l’entendit-il dire d’une voix lointaine, mais claire, pour vous j’ai préparé ceci. » (Livre IV, ch. 9)

Savoir demander de l’aide et pouvoir la donner sont deux facettes tout aussi importantes d’une relation d’attachement de qualité chez l’adulte. Plusieurs personnages forment des duos ou des paires rapidement inséparables et constituent des figures d’attachement l’un pour l’autre. Sam et Frodo, Merry et Pippin Gimli et Legolas ou, à un moindre degré, Aragorn et Eomer, sont unis par des liens uniques, non interchangeables, qui apportent, par leur seule présence, la sécurité. Chacun, à tour de rôle, fait tout son possible pour aider l’autre ; chacun sait qu’il peut compter sur l’autre. Qui d’autre que Pippin pouvait retrouver Merry sur le champ de bataille du Pelennor ? Sam n’est-il pas le soutien indéfectible de Frodo qui, lui aussi, l’a soutenu quand il en avait besoin ?

« Demander de l’aide » en situation d’alarme ou de détresse…

« Demander de l’aide en cas de besoin est une motivation humaine fondamentale » écrivait Bowlby en 1973. Un être en situation d’alarme ou de détresse, recherche la proximité ou l’aide d’un autre, plus fort et plus sage, censé pouvoir l’aider. Cette motivation est active tout au long de la vie : l’adulte continue de solliciter quelques figures très spécifiques de son réseau relationnel, quand il se sent en proie au doute, à la détresse ou à la peur, ou lorsqu’il n’arrive pas à surmonter, avec ses seules ressources, un problème.

Les héros ont tous besoin, à un moment ou à un autre, de l’aide d’un plus fort ou plus sage qu’eux. Ils expriment librement leurs besoins d’attachement, c’est-à-dire leur besoin d’aide, sans honte ni sentiment de faiblesse. Ils demandent explicitement cette aide, ce qui est un comportement d’attachement typique ; et ils souffrent de ne pas avoir cette aide quand ils ont en besoin. Dans les situations de détresse ou de danger qui activent intensément le système de l’attachement, ils recherchent alors la proximité physique, seul comportement à même de réguler leur niveau de stress et de détresse. On songe à cette belle scène, dans l’antre d’Arachné, alors que Sam et Frodo sont en proie à la terreur : « Sam abandonna le bord du tunnel pour se rapprocher de Frodo ; leurs mains se rencontrèrent et se joignirent, et ils continuèrent d’avancer ainsi ensemble » (Livre IV, ch. 9).

… et savoir répondre aux besoins d’aide : le caregiving

A cette demande d’aide répond une motivation tout aussi fondamentale chez la personne qui est en position d’aider. On parle alors du système de caregiving (ce qui signifie littéralement : « prendre soin de »). La personne qui est en position de protéger aide celle qui, du fait de son immaturité ou de sa vulnérabilité, a besoin d’être protégée. C’est bien sûr une dimension essentielle des soins parentaux mais c’est aussi un système actif dans toutes les relations humaines.

Dans le Seigneur des Anneaux, celui qui est en position de protéger se soucie en permanence de celui qu’il doit protéger, dès lors qu’il le sait en situation potentiellement difficile. Cette préoccupation est encore plus intense lorsque le protecteur est éloigné et ne peut agir pour assurer la protection. C’est ainsi le cas de Gandalf, aux portes de l’Isengard : « mais, tandis même qu’il prononçait ses derniers mots à l’adresse de Saruman et que le Palantir s’abattait en feu sur les marches d’Orthanc, sa pensée était sans cesse tournée vers Frodo et Samsagace » (Livre IV, ch. 3).

Répondre aux besoins d’attachement c’est d’abord donner la proximité, proximité physique par le rapprochement ou psychologique par la disponibilité émotionnelle. Les gestes et les contacts physiques tendres et/ou protecteurs, dirigés vers ceux qui sont dans le besoin ou en situation de vulnérabilité, reviennent fréquemment dans le roman. Poser la main sur l’épaule ou sur la tête de l’autre, prendre sa main… ces gestes ponctuent les dialogues ; les mouvements de soutien (comme par exemple empêcher l’autre de tomber) sont repris dans pas moins de 17 scènes. Les manifestations répétées de tendresse – comme baiser le front, prendre sur son giron, caresser pour consoler – donnent au lecteur le sentiment d’une présence discrète mais constamment attentive aux besoins de l’autre ; cette affection tendre est bien dans un tout autre registre que le registre érotique ou amoureux. Lorsque Pippin retrouve Merry gravement blessé après le combat contre le Roi Sorcier, il témoigne de ce registre de protection : « Il laissa donc Merry glisser doucement sur le sol dans un carré de soleil ; puis il s’assit à côté de lui et posa la tête de son cousin dans son giron. Il tâta doucement le corps et les membres et prit les mains de Merry dans les siennes » (Livre V, ch. 8).

Dans le caregiving, la proximité est associée à la capacité de réconforter et de consoler. On dit du caregiving que c’est un système d’alerte aux besoins des autres, cette protection s’accompagnant de compassion, de sensibilité et de pitié.

Cette protection est particulièrement cruciale dans l’accomplissement de la quête. C’est parce que tous ceux qui auront eu affaire à Gollum – qu’il s’agisse de Bilbo, de Gandalf, d’Aragorn, des Elfes de la forêt, de Faramir et surtout de Frodo et de Sam –, ont eu pitié de sa vulnérabilité et l’ont finalement protégé, que Gollum peut contribuer à la destruction de l’anneau, même si c’est bien malgré lui. Quand Sam pourrait enfin tuer Gollum qui les a trahis à Cirith Ungol, il retient son geste : « Mais quelque chose le retenait au plus profond de son cœur : il ne pouvait frapper cet être couché dans la poussière » (Livre VI, ch. 3).

« L’antre d’Araigne »

mages de protection : les scènes d’endormissement

Le Seigneur des Anneaux est ponctué d’images récurrentes, qui se répètent des dizaines de fois, évoquant les moments de protection absolue telle que la donne un parent à son enfant dans une relation sécurisante. Les scènes d’endormissement en sont les plus typiques. Faramir prend soin de Frodo épuisé dans la grotte de Henneth Annun : « puis il le rattrapa soudain alors qu’il vacillait et, le soulevant avec douceur, il le porta jusqu’au lit, où il l’étendit et le couvrit chaudement » (Livre IV, ch. 5). Les scènes où l’on s’endort bercé par des chansons, des histoires qui apaisent ou par des bruits rassurants se répètent; les héros s’endorment en toute sécurité dans des lits moelleux, comme dans la maison de Tom Bombadil : « leurs matelas et leurs oreillers avaient la douceur de la plume, et les couvertures étaient de laine blanche. A peine furent ils étendus sur les lits profonds et eurent-ils tiré sur eux leurs couvertures légères qu’ils étaient endormis » (Livre I, ch. 7).

Ces images d’un paradis de l’enfance ne sont pas forcément celles d’une enfance idéalisée. La théorie de l’attachement leur donne une autre signification: c’est une figuration chez l’adulte des traces émotionnelles et perceptuelles laissées en nous par le fait d’avoir vécu dans nos premières années des moments où nous nous sentions totalement en sécurité ; parce que nos parents veillaient sur nous, que nous étions certains d’être protégés quoi qu’il se passât et que savions que nous ne serions jamais plus seuls que nous ne pourrions le supporter. De manière saisissante, lorsque Frodo, prisonnier des Orques, retrouve Sam qui a réussi à le rejoindre, il « se laiss[e] aller dans les doux bras de Sam, fermant les yeux comme un enfant rassuré quand les peurs nocturnes ont été chassées par une voix ou une main aimée. » (Livre VI, ch. 1).

La Base de Sécurité, l’espoir et l’Eucatastrophe

L’enfant qui, chaque fois qu’il a été dans un état de détresse ou d’alarme, a eu des réponses adéquates de sa figure d’attachement, construit une vision dite « sécure » du monde. Ce néologisme, directement transposé du terme anglais secure, renvoie à la notion de sécurité psychologique pour laquelle nous n’avons pas d’adjectif spécifique en français.

Grâce aux réponses réconfortantes obtenues dans sa recherche de proximité auprès de ceux qui le protègent, l‘enfant construit progressivement un sentiment de sécurité. Il développe dans ses liens d’attachement une confiance dans le fait qu’on peut survivre au chaos, au désespoir et à la terreur. L’enfant dont l’attachement aux personnes qui l’élèvent est sécure se sent libre d’explorer le monde et de développer ses propres compétences : la figure d’attachement est alors une Base de Sécurité pour lui. Il sait également qu’en cas de besoin, il peut compter sur l’aide de cette figure qui représente alors un Havre de Sécurité.

Chez l’adulte, cette représentation de la Base de Sécurité peut être un phénomène plus général, qui n’est pas toujours lié aux relations spécifiques. Ce pourrait être tout à fait la manière dont Frodo parle du Comté : « j’ai l’impression que tant que la Comté est derrière solide et confortable je trouverai l’errance plus supportable. Je saurai qu’il y a quelque part une ferme assiette même si mes pieds ne peuvent plus s’y poser » (Livre I, ch. 2).

Le Seigneur des Anneaux propose une vision sécure du monde interpersonnel. Les motivations liées à l’attachement et au caregiving s’expriment de manière sécure dans les conduites, les comportements et les pensées des personnages. Chacun des héros sait que, s’il est en proie à la peur, à l’affliction ou au désespoir, il trouvera quelqu’un sur qui compter et qui l’aidera à faire ce qu’il doit faire. La notion de confiance a priori dans les autres vient du fait que ceux-ci ont toujours été là quand ils l’ont promis ou quand on en a eu besoin. Comme le dit Théoden à Gandalf à la bataille de Helm : « encore une fois vous êtes arrivés à temps » (Livre III, ch. 6).

L’importance de la notion de l’espoir, omniprésente dans Le Seigneur des Anneaux, est aussi caractéristique de cette vision sécure du monde. Il y aura toujours une solution et l’on n’est pas seul : les autres sont a priori disponibles et bienveillants ; on représente de la valeur pour eux et l’on éprouve un sentiment d’efficacité personnelle même dans les situations de détresse.

La notion d’eucatastrophe chez Tolkien, si caractéristique du Seigneur des Anneaux, est l’écriture romanesque parfaitement aboutie des scénarios « sécures » – élaborés par les enfants qui, à partir de scénarios difficiles, inventent des péripéties, terrifiantes ou inquiétantes, mais qui se terminent toujours bien. De nombreux épisodes plus ou moins effrayants (dont quinze entraînent un péril extrême) s’achèvent sur une note heureuse, sous la forme d’une aide qui arrive au moment où les héros ont épuisé leurs dernières ressources. Cette aide permet une résolution positive, momentanée ou durable. Repensons seulement aux émotions de soulagement et d’allégresse qui nous ont saisis lors de la survenue de la crue au Gué de Brunen ou lors de l’arrivée des Cavaliers du Rohan sur les champs du Pelennor !

De l’attachement sécure à la découverte du monde

Il ne faudrait pas croire que l’attachement sécure rend dépendant : au contraire il favorise le développement de l’autonomie, mais dans la relation aux autres. Si les besoins d’attachement de l’enfant sont apaisés, alors celui-ci est pleinement disponible pour explorer le monde, pour comprendre comment celui-ci marche et pour développer ses compétences propres.

Les personnages du Seigneur des Anneaux qui sont en position d’aider, savent protéger tout en stimulant la confiance de l’autre : l’aide arrive uniquement en cas de besoin ou de demande explicite. A un soldat du Gondor qui l’interpelle en lui disant qu’il n’arrive qu’avec des nouvelles de malheur et de danger, Gandalf rétorque : « parce que je ne viens guère que lorsque mon aide est nécessaire » (Livre III, ch. 10). Celui qui prend soin, le caregiver, accompagne celui qui est vulnérable dans la découverte de ses compétences propres, en le protégeant des conséquences trop négatives de son exploration. Gandalf ou les Hauts Elfes par exemple, ne donnent jamais de conseils mais ils répètent qu’ils seront là en permanence, pour assurer que les choix qui seront faits n’auront pas de conséquences trop négatives pour ceux qui les font. Lorsque Gandalf informe Frodo de tout ce qui concerne l’anneau et qu’il attend sa décision, il déclare : « la décision est entre vos mains. Mais je vous aiderai toujours (il posa une main sur l’épaule de Frodo). Je vous aiderai à porter ce fardeau, tant qu’il vous appartiendra de le porter » (Livre I, ch. 2).

L’évolution des quatre Hobbits au cours du Seigneur des Anneaux est un exemple parfait de l’acquisition progressive de cette autonomie sécure, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. Dans les Livres I et II, les Hobbits sont peu autonomes pour se débrouiller seuls face à l’adversité ; ils reçoivent l’aide de personnages censés être plus forts et plus sages, et ces aides arrivent chaque fois que les Hobbits sont dans l’ennui. Après son sauvetage à Fendeval, Frodo déclare à Gandalf avec humilité : « on n’aurait jamais pu le faire sans Grands-Pas, dit Frodo. Mais nous avions besoin de vous. Je ne sais que faire sans vous » (Livre II, ch. 1). A partir du Livre III, les quatre Hobbits trouvent en eux des ressources croissantes pour se débrouiller plus ou moins seuls, tout en sachant demander ou trouver de l’aide. Par exemple Frodo, après l’interrogatoire que Faramir lui a fait passer, hésite : « Il faillit céder au désir d’aide et de conseil et confier à ce grave jeune homme… tout ce qu’il avait dans l’esprit. Mais quelque chose le retint. Son cœur était lourd de crainte et de chagrin : […] il avait seul l’entière responsabilité du secret de leur mission » (Livre IV). Enfin, à la fin du Livre VI, ce sont les Hobbits, qui devenus des personnages plus forts et plus sages vont aider leurs compatriotes opprimés dans la Comté.

Séparation et perte

Si les liens d’attachement sont aussi importants pour le développement de l’enfant et pour le fonctionnement optimal de l’adulte, on se doute que leur perte ou leur défaillance sera source de difficultés majeures pour l’être humain. La théorie de l’attachement a montré que tout éloignement ou toute séparation subis et durables de nos figures d’attachement est une source majeure de détresse et cela, tout au long de la vie. C’est d’ailleurs à partir de l’effet délétère sur le développement des enfants, des séparations et des pertes précoces que Bowlby a construit sa théorie.

Le thème de la séparation et des émotions qui l’accompagnent est bien omniprésent dans Le Seigneur des Anneaux où cette autre dimension coexiste avec la vision sécure du monde. On trouve ainsi 21 scènes de séparation ou de menace de séparation dans les deux premiers Livres, 10 scènes dans les Livres III et IV ; et l’on peut dire que la deuxième moitié du Livre VI ainsi que l’épilogue sont centrés sur la séparation progressive de tous les membres de la Fraternité et de leurs amis… soit 60 scènes de séparation au total !

« l’histoire est pour moi complètement et pratiquement à chaque moment à propos de la Mort. »

Brouillon de lettre de Tolkien à un fan, 8 juillet 1958

On y trouve les séparations inéluctables du cycle de la vie. Mais le chagrin y est modéré car la séparation physique coexiste avec la certitude que l’autre restera toujours présent dans son cœur, ou qu’on le reverra. C’est le cas pour la mort de ceux qui, soit n’ont pas un lien trop intime avec les héros, soit meurent tard, dans le cycle de la vie. La mort des êtres chers est omniprésente dans le roman avec un jeu subtil entre l’évocation des disparus, les descriptions de la mort des héros et de leurs funérailles et ce que j’appellerai le piège des « fausses morts » : celle de Frodo par trois fois, de Gandalf par deux fois, de Faramir, d’Éowyn et de Pippin.

Mais le chagrin sera plus intense voire tragique ou désespéré quand la séparation semble définitive, alors qu’elle n’est pas souhaitée ou lorsqu’elle atteint des êtres chers. Ainsi la séparation d’Arwen et de son père : « Nul ne vit sa dernière rencontre avec Elrond son père, car ils montèrent dans les collines ; ils s’y entretinrent longuement et cruelle fut leur séparation qui devait durer au-delà des fins du monde » (Appendice A). Et lorsque Sam croit Frodo mort, piqué par Arachné : « il se courba jusqu’à terre et tira sur sa tête le capuchon gris ; la nuit envahit son cœur et il ne se souvint plus de rien ». (Livre IV, ch. 10).

Tous orphelins

Les séparations peuvent aussi être liées aux pertes précoces des figures d’attachement. Bowlby est le premier scientifique, en 1980, à avoir étudié le deuil chez l’enfant dont jusque- là, on occultait la gravité et l’impact. Il a mis en évidence l’impact traumatique des pertes des figures d’attachement pour les jeunes enfants. De telles pertes peuvent laisser un traumatisme non résolu dans le fonctionnement du sujet. Autrement dit on survit toujours au désespoir mais on peut en garder une faille.

La majorité des héros du Seigneur des Anneaux sont des orphelins qui ont perdu un parent (ou les deux) dans l’enfance, ou bien en ont été séparés plus ou moins précocement et durablement, ces informations étant disséminées tout au long du récit ou dans les Appendices. Frodo a ainsi perdu ses parents au cours d’un naufrage alors qu’il n’était qu’un enfant. Aragorn a deux ans quand son père est tué au cours d’une attaque d’Orques et les indices du Seigneur des Anneaux laissent à penser que sa mère ne s’est jamais remise de ce deuil, tout en se consacrant à Aragorn. Faramir et Boromir ont perdu leur mère jeune : Faramir avait 5 ans et n’en a, écrit Tolkien « plus qu’une ombre de souvenir, son premier chagrin ». Éowyn et Éomer ont perdu très jeunes (respectivement à 11 et 7 ans) leur père, tué par une attaque d’Orques ; leur mère est morte de chagrin très peu de temps après. Celle d’Arwen est blessée au cours d’une attaque d’Orques, alors que sa fille est encore jeune (à la manière des Elfes, bien sûr) : elle ne pourra trouver la guérison qu’en quittant définitivement la Terre du Milieu, c’est-à-dire en abandonnant ses deux fils et Arwen, qu’elle confie à sa propre mère et à son époux…

On note alors les difficultés morales et relationnelles qu’éprouvent dans leur vie d’adulte, Faramir et d’Éowyn qui, non seulement ont perdu un parent (ou les deux), mais ont été abandonnés par la figure d’attachement qui aurait dû remplacer les défunts : Denethor pour Faramir et Théoden pour Éowyn.

De Frodo à J.R.R. Tolkien

Certes Le Seigneur des Anneaux est marqué d’une formidable confiance dans les autres et dans le futur ! Certes la majorité des personnages (Sam, Merry et Pippin, Aragorn et Arwen, Faramir et Éowyn) connaissent une fin plutôt heureuse… mais Le Seigneur des Anneaux décrit également des blessures plus ou moins durables, voire inguérissables. Ainsi, deux personnages ont une « fin » qui nous bouleverse et nous surprend : Arwen ; mais surtout Frodo, porteur d’une blessure inguérissable, physique et psychique. Frodo ne pourra trouver le repos qu’en partant avec Bilbo, celui qui a fait office de substitut paternel, avec Gandalf, figure paternelle par excellence, et en compagnie des Hauts Elfes dont Galadriel, figure maternelle idéale. Or Frodo part vers les Havres pour rejoindre ensuite un lieu de consolation et de guérison éternelles : rappelons que, dans la théorie de l’attachement, lorsque la figure d’Attachement est celle vers laquelle on se tourne en cas de détresse, elle devient le Havre de Sécurité. On retrouve les mêmes mots dans les deux œuvres, romanesque (Tolkien), et scientifique (Bowlby), pour donner l’idée de la consolation contre les traumatismes de la détresse et de la peur.

En considérant la solitude de Frodo au milieu de l’allégresse générale ou la fin solitaire d’Arwen, la pédopsychiatre que je suis ne peut s’empêcher de penser à l’enfant désespéré qui surgit de deux lettres écrites par par J.R.R. Tolkien à son fils Michael, après la mort de sa femme. Il se décrit comme « un naufragé rejeté sur une île nue sous un ciel indifférent, après la disparition d’un grand navire », et se rappelle « avoir essayé d’expliquer ce sentiment… après la mort de [s]a mère » (1904) quand il avait douze ans « et avoir fait un vain signe de la main en direction du ciel disant “C’est si vide et froid.” » ; puis, après la mort du père Francis, son « second père » : « Je me sens comme un survivant égaré dans un monde inconnu et étranger après la disparition du monde réel. » (Lettre, n°332)

L’enfant endeuillé dans Tolkien, qui jamais, parce que c’était alors l’époque, n’a pu vraiment être consolé ni entendu, n’a probablement pas pu résoudre le traumatisme répété de la perte précoce de ses deux parents. Il a eu cependant la chance, dans son malheur, de rencontrer une autre figure d’attachement, après la perte de sa mère, le père Francis puis sa future compagne, Edith, la figure d’attachement de sa vie d’adulte. Cela lui a-t-il permis de garder vivante en lui cette capacité de consoler les autres ? comme, en particulier, de consoler son enfant de la perte de son « doudou » (ce qui est pour un pédopsychiatre un geste d’une valeur immense) ; (voir Roverandom) ou bien d’écrire dans un genre littéraire dont il disait : « Les contes de fées sont la seule méthode prophylactique contre la perte. »

Ainsi, Le Seigneur des Anneaux, œuvre de toute une vie, a été écrit par un Tolkien adulte, superbement résilient, capable d‘aimer, d’enseigner, de créer, de fonder des amitiés solides et de donner à ses lecteurs ce qui est une des plus belles œuvres de consolation qui existent au monde.