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Priscilla Tolkien, ‘Feuille, de Niggle’

« Il était une fois un petit homme du nom de Niggle, qui devait faire un long voyage. Il ne désirait pas partir ; en vérité, l’idée même lui en répugnait ; mais il ne pouvait faire autrement. Il savait qu’il lui faudrait partir à un moment donné, mais il ne mettait aucune hâte à ses préparatifs. »

J.R.R. Tolkien, « Feuille, de Niggle », Faërie et autres textes.

Dans cet article, Priscilla Tolkien, fille de l’auteur, révèle l’inspiration originelle de l’histoire, décrit sa place unique dans les textes de Tolkien et étudie son sens en tant qu’allégorie religieuse.

Naissance de l’histoire

Feuille, de Niggle a été écrit dans les années 1938-1939, période pendant laquelle mon père commençait la rédaction du Seigneur des Anneaux. Ce récit a été publié pour la première fois dans The Dublin Review en 1945, puis en 1964 dans le volume intitulé Tree and Leaf en même temps que son essai Du Conte de fées, avant que « Mythopoeia », poème jamais publié auparavant, ne leur soit adjoint dans l’édition plus récente de 1988. Cette dernière édition comprend un avant-propos par mon frère Christopher dans lequel est inclus un extrait de la note d’introduction rédigée par mon père pour l’édition originale de 1964. Cette note donne une raison de considérer cette histoire comme unique au sein des œuvres fictionnelles de J.R.R. Tolkien. Pour cet écrivain doté d’une vision et d’une imagination immenses, accordant une attention énorme aux détails, écrire était toujours une entreprise considérable qu’il ne menait jamais à terme sans passer par moult versions et révisions. Mais pour Feuille, de Niggle, voici ce qu’il nous dit : « [Cette histoire] a conservé la forme du manuscrit original, celle qui m’apparut, tout à coup, un matin que je m’éveillai l’esprit tout occupé par elle. L’une de ses sources était un peuplier aux larges branches que je pouvais apercevoir même depuis mon lit. Il fut soudain scié et sectionné par son propriétaire, je ne sais pourquoi. » Il y avait, attenant à la maison dans laquelle nous vivions, à Oxford, à cette époque, un terrain vierge que l’on cultivait comme jardin potager et qui était bordé d’arbres. Une fenêtre de sa chambre donnait sur cet espace, qu’il avait donc toujours sous les yeux.

Voilà donc déjà les raisons qui nous invitent à considérer ce récit comme unique au sein des œuvres fictionnelles de mon père : la rapidité avec laquelle il a été écrit, et le grand nombre de détails personnels que l’auteur a donnés lui-même lors de sa première parution. Il est également unique en ce qu’il est le plus directement autobiographique. L’histoire fait vingt pages et est écrite, pour la plus grande part, dans un style simple et direct ; elle commence avec une formule rappelant le conte de fées ou tout autre histoire pour enfants classique : « Il était une fois un petit homme du nom de Niggle, qui devait faire un long voyage… » Les futurs lecteurs ne devraient pas pour autant se méprendre et croire que cette simplicité dans la forme sert à raconter une simple histoire pour enfants. Il s’agit là en fait d’un récit d’une profondeur, d’une gravité et d’une puissance évocatrice considérables, et qui exige autant d’attention minutieuse que n’importe laquelle de ses autres histoires.

« L’Arbre d’Amalion », un arbre imaginaire portant de nombreuses feuilles, fleurs et fruits différents.

Il est autobiographique en ceci qu’il décrit la vie d’un artiste et la manière dont celui-ci est amené à réagir quand il est confronté à la fois aux pressions dues à son immersion dans sa création et aux contraintes de la vie ordinaire dans un monde ordinaire ; en d’autres termes, sa manière de vivre pleinement une vie imaginaire tout en restant dans le même temps un être moral, sensible aux besoins de son entourage. C’est une situation à laquelle mon père a dû faire face tout sa vie d’adulte : il était le chef d’une famille avec quatre enfants, il gagnait sa vie en travaillant très dur en tant qu’universitaire et enseignant, et dut accepter du travail supplémentaire pendant de nombreuses années afin de répondre à toutes les charges financières.

Le récit

La figure centrale de l’histoire, M. Niggle, est un peintre vivant seul, qui ne réussit ni en tant qu’artiste ni à organiser sa vie et son temps. Il travaille à peindre un arbre, mais se perd de plus en plus dans les détails de chacune de ses feuilles. La première partie de l’histoire traite de ses relations avec son voisin, M. Parish , qui exige de lui un temps, une énergie et un calme considérables. On apprend alors que Niggle doit effectuer un voyage, et il nous appartient de comprendre que ce voyage ne peut être reporté indéfiniment. Niggle doit finalement partir, sans être vraiment prêt, et en laissant son travail inachevé. Le milieu de l’histoire relate les expériences de Niggle dans un autre pays : la manière dont il est (plutôt mal) traité dans un hôpital, et la conversation qu’il surprend, entre Deux Voix discutant de son cas, l’une apparemment plus sévère, l’autre plus bienveillante.

La deuxième phase de son traitement consiste à entrer dans son propre Pays (à l’intérieur de son tableau), pour constater que son entreprise artistique est achevée et sa vie morale et spirituelle s’est améliorée, lorsqu’il retrouve son ancien voisin, M. Parish. Ils travaillent ensemble pendant un moment, jusqu’à ce que Niggle décide qu’il est prêt à se rendre dans les montagnes, tandis que Parish reste en arrière pour attendre l’arrivée de sa femme. Puis, offrant un net contraste, l’histoire revient à notre monde et propose un passage de satire sociale et politique aiguë visant les hommes au pouvoir ainsi que leur attitude envers l’art en général et envers Niggle en particulier. L’histoire s’achève sur un nouveau et court dialogue entre les Deux Voix entendues précédemment, qui nous en apprennent davantage sur la vie de Niggle dans les montages et de Parish et sur les effets de leur travail sur ceux qui les suivent. Le récit se termine sur un éclat de rire.

Portée du récit

Ainsi, en l’espace d’une vingtaine de pages, nous avons une odyssée spirituelle miniature au cours de laquelle il me semble évident que mon père expose sa croyance (très chrétienne), selon laquelle si nous ne percevons pas nos vies comme un voyage vers Dieu, alors nos talents, artistiques ou autres, n’ont aucune utilité. Cette histoire est largement autobiographique et traduit non seulement sa foi chrétienne, mais plus précisément son catholicisme, dans la présentation imaginaire qu’il fait de la doctrine du Purgatoire. Il s’agit de l’expérience de purification et de guérison dont la majorité d’entre nous a besoin après la mort, avant que l’âme individuelle puisse atteindre la pleine vision de Dieu – dans les Montagnes.

Malgré sa forme de miniature, et la nécessité pour les personnes qui ont été élevées et qui vivent encore dans une société laïque de comprendre vraiment les idées théologiques qu’il véhicule, Feuille, de Niggle est un récit important qui devrait être perçu comme essentiel pour l’étude de la vie et de l’œuvre de J.R.R Tolkien.

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