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David Bratman, ‘Histoire de la Terre du Milieu’

« Maintenant il se trouva qu’un voyageur venu de pays lointains, un homme d’une grande curiosité, fut par le désir de pays étranges et d’us et de demeures de peuples inhabituels mené par bateau tant loin à l’ouest de l’Île Solitaire elle-même, Tol Eressëa dans le langage des fées, mais que les Gnomes nomment Dor Faidwen, le Pays de la Libération, et un grand conte s’y rapporte. »

Le Livre des Contes Perdus, intégrale, chap. 1, p. 25.

David Bratman propose une introduction au Légendaire de Tolkien et un résumé de chaque volume de L’Histoire de la Terre du Milieu.

L’ensemble des volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu, publiés sur une durée de treize années entre 1983 et 1996, peut paraître intimidant pour le lecteur novice. Ces douze épais livres aux titres mystérieux, portant le monogramme JRRT sont remplis de récits (pour la plupart fragmentaires) et de poèmes, d’essais, de chronologies, de cartes, de tableaux et de listes de racines linguistiques.

Certains volumes concernent des personnages familiers, tels Frodo et Gandalf, tandis que d’autres mettent en scène des figures inconnues et étranges ; tous proposent des notes importantes et des commentaires de Christopher Tolkien, à qui l’on doit la conception de cette série et l’édition de tous ces textes.

Mais alors, qu’est-ce que L’Histoire de la Terre du Milieu, et qu’y trouve-t-on ? Le récit de J.R.R. Tolkien intitulé Feuille, de Niggle – qui raconte l’histoire d’un peintre et de son projet grandiose – peut apporter une réponse :

[Le tableau] avait commencé par une feuille prise dans le vent, mais il devint un arbre ; et l’arbre crût, poussant d’innombrables branches et lançant les plus extraordinaires racines. D’étranges oiseaux vinrent s’installer sur les ramilles, et il fallut s’en occuper. Puis, tout autour de l’Arbre, et derrière, à travers les trouées des feuilles et des branches, commença de se développer un paysage ; il y eut des aperçus d’une forêt gagnant du terrain et de montagnes couronnées de neige.

On peut voir là une description de la formidable « mythologie », ou du Légendarium (comme l’auteur la nommera), fruit de l’imagination de l’auteur et auquel il travaillera toute sa vie.

L’Histoire de la Terre du Milieu rend compte, globalement dans l’ordre chronologique de composition, du tronc et des branches de ce travail, et du paysage qui s’ouvre derrière lui, depuis les feuilles voletant au vent (ses premiers poèmes, dans les années 1910) jusqu’aux touches ultimes apportées aux ramilles (ses dernières notes au début des années 1970). Presque toutes les autres œuvres d’imagination de Tolkien, y compris Le Seigneur des Anneaux, sont (d’une manière ou d’une autre) des ramifications des textes publiés dans L’Histoire, ou dépendent d’eux.

L’auteur donna le nom de « Silmarillion » à certains de ces textes, et c’est en étudiant ceux-ci en vue de la publication du livre éponyme en 1977 que Christopher Tolkien forma le socle de ce qui allait devenir l’immense Histoire de la Terre du Milieu. Ainsi L’Histoire a connu sa genèse dans Le Silmarillion, et celui-ci provient directement des textes examinés dans celle-là !

L’intention de Tolkien, dans ce travail, était – jusqu’à un certain point, et pour citer une formule adressée à un lecteur – de « rendre aux Anglais une tradition épique et [de] leur présenter une mythologie qui leur soit propre ». D’autres peuples possédaient une mythologie (les Grecs, les Celtes, les Germains et les Scandinaves), mais il n’y avait « rien » de proprement « anglais », excepté « le maigre matériau des almanachs ». Ce qui aurait pu subsister avait disparu après la conquête de l’Angleterre par les Normands ; la légende arthurienne était quant à elle trop mêlée de matière celtique pour être vraiment anglaise, d’un style trop extravagant, et trop explicitement chrétienne à ses yeux pour servir le but qu’il avait à l’esprit.

Un de ses modèles était la mythologie finnoise, rassemblée à partir de récits populaires par Elias Lönnrot au XIXe siècle dans un texte épique cohérent, le Kalevala. Mais Tolkien allait créer son Légendaire à partir de sa propre imagination, comme il l’a expliqué dans une célèbre lettre adressée à Milton Waldman en 1951 :

Ne vous moquez pas ! Mais il fut une époque (il y a longtemps que j’ai dû en rabattre) où j’avais dans l’idée de créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées, allant du grandiose et cosmogonique au conte de fées des Romantiques – le grandiose étant fondé sur ce genre mineur qui se trouve au contact de la terre, le mineur tirant sa splendeur de la vaste toile de fond.

Et c’est ce qu’il a fait, même si le résultat a été différent de ce à quoi il s’attendait. Alors que Le Silmarillion s’ouvre sur la création de l’univers, la première des œuvres de Tolkien à avoir été connue du public, Le Hobbit (publié en Angleterre en 1937), commence comme un conte de fées, avec un Hobbit – et le récit explique patiemment ce qu’est un Hobbit – en train de fumer la pipe sur le seuil de sa maison. Mais ce Hobbit la quitter pour basculer dans un monde peuplé de Nains d’origine germanique et de dragons, de héros dignes des grandes épopées, un monde riche de hauts faits et d’une Histoire insondable, laissant entendre l’existence de la « toile de fond » du « Silmarillion ». Le succès du Hobbit a encouragé Tolkien à écrire Le Seigneur des Anneaux, qui en dévoile plus, et donne au lecteur des bribes de cette vaste Histoire sous-jacente.

Tout comme une mythologique authentique, collective, le Legendarium de Tolkien se présente sous plusieurs formes, avec de multiples versions, écrites dans des styles divers et avec plus ou moins de détails. Le Roi Arthur n’est pas le même chez Malory ou chez Geoffroy de Monmouth, ou encore chez des romanciers contemporains ; l’histoire de Sigurd le Völsung, dans les Eddas et dans la Völsunga saga, est différente de celle de Siegfried dans les Nibelungen ou encore de L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner. (Ce que l’on peut dire d’ailleurs aussi pour le personnage d’Arthur vu par Tolkien dans sa Chute d’Arthur, ou bien de ses propres poèmes sur Sigurd et Gudrún !) Les noms et les événements peuvent différer suivant les versions, mais les grandes lignes de l’histoire sont comparables.
De même avec Tolkien : les changements dans certains noms ou bien dans la portée des événements peuvent dérouter, mais ils montrent clairement l’esprit et l’imagination d’un auteur en cours de création.

Les douze volumes de l’Histoire de la Terre du Milieu présentent un historique détaillé, qui n’est pas destiné à être lu avant tout pour les récits seuls : les lecteurs désireux de lire des histoires intégrales ont intérêt à commencer par Le Silmarillion ou par Les Enfants de Húrin.
Pourtant, au fil de la création, qui s’est étendue sur des décennies, Tolkien a rassemblé trois séries distinctes de récits, correspondant à peu près aux trois Âges de la Terre du Milieu. Le mot histoire dans le titre L’Histoire de la Terre du Milieu renvoie donc à la fois à l’Histoire « interne », aux événements tels qu’ils se déroulent dans les récits, et à l’Histoire « externe » concernant l’auteur qui les écrit. Suivre cette Histoire externe, à savoir le développement du Légendaire dans l’esprit de Tolkien, est aussi complexe et intéressant que suivre celle des récits.

La création du Legendarium a commencé avec Le Livre des Contes Perdus (volumes I et II de L’Histoire), à l’origine des carnets de notes que Tolkien a remplis de récits alors qu’il se remettait de la fièvre des tranchées contractée pendant la Première Guerre mondiale. Ces Contes lui ont été inspirés par la poésie et les langues inventées qui l’occupaient depuis un certain nombre d’années : comme il l’a expliqué, ces récits ont été écrits pour fournir à la fois un monde à ses langues, un peuple pour les parler (les Elfes) et des histoires à raconter. C’est ce qu’il veut dire quand il écrit que « les langues […] sont une maladie de la mythologie » et que « les “histoires” ont été conçues pour procurer un monde aux langues, plutôt que l’inverse » [voir à ce propos notre article plus général sur les langues inventées de J.R.R. Tolkien].

Le Livre des Contes Perdus (en deux parties) propose ainsi un cycle de récits relatant la manière dont Eriol, un marin anglo-saxon (plus tard rebaptisé Ælfwine) parvient à Tol Eressëa, l’Île Solitaire, où il entend l’histoire des Gnomes (ensuite appelés Noldor) de la bouche de leurs propres conteurs. Tolkien s’est soucié de savoir comment ces histoires pouvaient, fictivement, parvenir en Angleterre, ce qui l’a amené à décider soit qu’Eriol les a rapportées, soit que Tol Eressëa elle-même est devenue l’Angleterre.

Les récits qu’entend Eriol sont de même nature que ceux du Silmarillion : la création du monde, l’exil des Elfes noldorins depuis le Valinor jusqu’aux terres des mortels, leur lutte courageuse mais vaine contre le Grand Ennemi, l’héroïsme de guerriers tels que Beren et Túrin, et le voyage d’Eärendil.

Comme la plupart des histoires qu’il a inventées, Tolkien n’a jamais achevé les Contes Perdus. Au cours des années 1920, il s’est tourné vers la poésie épique, reprenant pour les mettre en vers deux des récits principaux du cycle, publiés dans Les Lais du Beleriand (volume III de L’Histoire) : à savoir Le Lai des Enfants de Húrin, en vers allitératifs, et Le Lai de Leithian en vers rimés. Il n’a achevé aucun des deux ; mais – cela lui ressemble bien – Tolkien est revenu des années plus tard au Lai de Leithian pour recommencer sa rédaction depuis le début. Le volume des Lais du Beleriand contient également cette seconde version.

A la même époque, Tolkien écrivait aussi en prose : La Formation de la Terre du Milieu (volume·IV de L’Histoire) contient des cartes, des descriptions cosmologiques et des notes, ainsi que des annales et des versions en prose des histoires, tous ces textes procurant plus de profondeur et de sens au Livre des Contes Perdus dont ils dépendent. Le titre de Quenta Silmarillion désigne ainsi les « résumés » en prose qui constituent les premières versions de tous les textes qui porteront ce titre par la suite.

La Route Perdue (volume·V de L’Histoire) développe encore davantage les annales et la Quenta Silmarillion, tout en proposant des étymologies des racines elfiques et les premières versions de l’histoire de Númenor, qui est au départ un ajout (complètement nouveau) au Légendaire, avant d’être incorporée dans le Deuxième Âge. Tolkien a conçu ce mythe de l’Atlantide comme un supplément au Livre des Contes Perdus, qui devait s’appeler La Chute de Númenor. Mais il également commencé à rédiger un récit totalement différent, La Route Perdue, racontant l’histoire de deux hommes appartenant à l’époque moderne, à qui parviennent – à travers leurs rêves – des visions de la Númenor engloutie et des souvenirs de ses langues.

Voici donc Tolkien en 1938, lorsqu’il délaisse toutes ses œuvres antérieures pour se lancer dans l’écriture d’un nouveau projet, la suite du Hobbit, une histoire inventée pour ses enfants. Le Hobbit (dont L’Histoire de la Terre du Milieu ne se préoccupe pas, mais qui est amplement étudié dans The History of the Hobbit de John Rateliff, ainsi que Le Hobbit annoté de Douglas Anderson) s’est retrouvé, au fil de sa rédaction, attiré vers le cœur de la « mythologie » qui existait déjà ; c’est Le Seigneur des Anneaux qui a renforcé les liens, lui qui est devenu une suite du « Silmarillion » tout autant que du Hobbit.

Les volumes VI à IX de L’Histoire de la Terre du Milieu forment un sous-ensemble (intitulé L’Histoire du Seigneur des Anneaux), qui retrace la composition de ce nouveau livre depuis les premières esquisses de 1937 jusqu’à l’achèvement du texte, en 1949. Ce processus n’a pas été linéaire ; l’histoire a évolué suivant des phases, puisque Tolkien est revenu à des pages écrites antérieurement pour les récrire et les développer, s’est projeté plus loin dans l’histoire à travers des scénarios et des notes, a dessiné des cartes et compilé des chronologies.

En simplifiant un peu, The Return of the Shadow, volume·VI de L’Histoire, correspond aux premières versions du Livre·I du Seigneur des Anneaux ; le volume·VII, The Treason of Isengard, aux Livres·II et·III du Seigneur des Anneaux ; le volume·VIII, The War of the Ring, couvre la fin du Livre·III ainsi que les Livres·IV et·V. The End of the Third Age, qui est la première partie du volume·IX, Sauron Defeated, s’attache au livre·VI du Seigneur des Anneaux. [Ces volumes VI à IX, et les trois suivants, ne sont pas encore traduits en français.]

Mais Sauron Defeated propose aussi une version très remaniée de l’histoire de Númenor composée au milieu des années 1940·: The Drowning of Anadûnê est un nouveau récit « mythologique » de la chute de Númenor, tandis que The Notion Club Papers – semblable à La Route Perdue mais avec des personnages différents – concerne le langage des rêves et le goût pour les récits chez des hommes de l’époque moderne qui ont des visions de Númenor.

Après avoir terminé Le Seigneur des Anneaux, J.R.R. Tolkien désirait rendre les textes du « Silmarillion » cohérents avec l’histoire qui forme l’arrière-plan du Seigneur des Anneaux, telle qu’elle s’était entretemps développée. Les volumes·X et·XI de L’Histoire, Morgoth’s Ring et The War of the Jewels, forment un nouveau sous-ensemble, intitulé The Later Silmarillion, qui rend compte du travail de Tolkien à la fin des années 1940 et au cours des années 1950.

Ce travail l’a vu reprendre les premiers jets de la Quenta Silmarillion et des Annales pour les réécrire. Il a tenté de reconstruire toute sa cosmologie, depuis le début ; de longs textes annexes, aussi bien des essais que des récits, ont exploré tous les aspects impliqués par sa subcréation.

Pour l’essentiel, les textes contenus dans Morgoth’s Ring concernent la première partie de l’histoire du monde, en Valinor, tandis que The War of the Jewels propose des textes se rapportant à la seconde partie, en Beleriand. Il est à noter que certains passages du texte de la Quenta Silmarillion ne sont pas reproduits dans ce volume car ils ont été repris presque littéralement dans Le Silmarillion publié en 1977. Ce dernier livre assemble des récits datant de cette époque en les complétant avec des textes des années 1930 lorsque les premiers sont lacunaires, tout en les modifiant pour permettre une meilleure cohérence avec le récit rapporté dans Le Seigneur des Anneaux.

Le volume·XII de L’Histoire, The Peoples of Middle-earth, concerne la rédaction et l’évolution du Prologue et des Appendices du Seigneur des Anneaux, qui n’avaient pas pris place dans les volumes VI-IX de L’Histoire du Seigneur des Anneaux, et comprend également plusieurs textes brefs datant des dernières années de la vie de Tolkien (années 1960 et début des années 1970), parmi lesquels figure le début, très fragmentaire, d’une suite au Seigneur des Anneaux intitulée The New Shadow. Des textes plus longs et moins « bruts » écrits à la même époque ont paru dans les Contes et légendes inachevés, un volume publié en anglais en 1980 avant que ne débute la parution de la série de L’Histoire de la Terre du Milieu.